L'heure du pequeño reloj a sonné bien trop tôt. Le maestro Morente s'en est allé, à l'aube de ses 68 ans. Sans pouvoir dire au revoir à sa famille ni au monde du flamenco sous le choc de sa disparition. Cette opération qui aurait dû lui sauver la vie la lui a brutalement ôtée.
L'une des premières fois que j'entendis parler d'Enrique Morente fut lors d'un séminaire de flamencologie avec Faustino Nuñez. Le musicologue ne tarissait pas d'éloges sur le cantaor, affirmant que Morente était pour lui le meilleur cantaor contemporain. Mon professeur de cante, Catalina Gimenez, très attachée à Grenade, évoquait aussi régulièrement Morente durant ses stages.
Il y a quatre ans, lorsque je pris connaissance du programme du Festival Flamenco de Nîmes qui comme chaque année était exceptionnel, je n'en crus pas mes yeux. Enrique Morente et Fosforito, deux immenses figures du cante flamenco et anthologies vivantes de cet art, programmées le même week-end. Je pris immédiatement les billets de spectacle et de train, sans me préoccuper de savoir où j'allais dormir, et en parlai le lendemain à des amis de mon cours de baile que je convainquis sans effort de faire de même. Il restait très peu de places, mais le site de la fnac nous permit d'obtenir des places pas trop éloignées de la scène, sur des strapontins. Ce soir-là le maestro réalisa un récital d'exception devant une salle comble. Sa voix profonde et rocailleuse nous transporta dans son univers si particulier et toucha notre âme. Enrique fut très longuement applaudi. Je me souviens que le public ne voulait pas le laisser partir. Il y eut même deux rappels.
Nous sommes début 2010. Trois ans ont passé. Entre temps Enrique El Granaino, comme on l'appelait au début de sa carrière, a sorti deux albums, "Pablo de Malaga" et "En Directo" et s'apprête à réaliser un nouveau recueil de moments en direct inédits. Est-il revenu en France depuis ? pas à ma connaissance. Mais la bonne nouvelle vient de tomber. Morente sera en concert à Bobigny le 16 avril dans le cadre du Festival Banlieues Bleues, avec, énorme cerise sur le gateau, Miguel Poveda en première partie. Coup du sort. En 1997 Morente avait dû annuler son concert dans ce festival à la dernière minute pour des raison médicales. Cette fois-ci ses musiciens ne peuvent se rendre à Paris à cause du volcan Islandais en éruption dont le nuage de cendres a provoqué la fermeture de l'espace aérien. Poveda décide d'annuler son récital. Mais Morente prend le risque de maintenir le sien. Il ne fera pas une deuxième fois faux bond à Banlieues Bleues, ni à un public qui l'attend comme le Messie. Qu'à cela ne tienne, Morente connait des musiciens à Paris et appelle son compatriote Antonio Maya pour l'accompagner. Avec Pablo Gilabert et Paco El Lobo, ils réussissent à sauver la soirée.
Quelques mois plus tard, après un voyage de 11h en bus qui me fait traverser tout le sud de l'Espagne, je retrouve Enrique Morente sur la scène de la Catedral del Cante au Festival de La Unión. Même s'il fut disqualifié du concours dans les années soixante, sans doute en raison de son avant-gardisme, les liens avec la ville minière sont très forts car Morente a toujours su donner une place aux cantes mineros. Le flamencologue Paco Paredes de La Unión m'avait confié l'année précédente avoir une immense estime pour le cantaor qui était devenu son ami. Mais ce n'est pas parce qu'il est à La Unión que Morente va perdre son originalité, loin de là, le récital offert ce soir-là s'éloignera souvent de l'orthodoxie. De l'orthodoxie, il disait justement qu'elle devait servir à ouvrir de nouveaux chemins, qu'il fallait essayer des choses, prendre le risque de se tromper, car s'il faisait toujours la même chose il finirait par s'ennuyer. Et il faut dire que ce soir-là, sa Siguiriya et ses Tientos laissèrent plus d'un aficionado perplexe. Mais il chanta la levantica et le taranto "por derecho".
Pour l'anniversaire des cinquante ans du Festival International del Cante de las Minas, l'organisation avait décidé de remettre à Morente la distinction la plus haute accordée par le festival, le Castillete de Oro, pour toute une vie dédiée au flamenco, à son étude et à l'innovation, et pour sa relation spéciale avec La Unión et les cantes mineros. L'acte avait lieu le lendemain de son récital, à la Casa del Piñón, et le cantaor, accompagné de son épouse Aurora Carbonell, se montra très ému de recevoir cette distinction, affirmant qu'il devait tout à La Union. Lors de son discours de remerciements, il disserta longuement sur l'accord de Taranta dont le ton représentait selon lui avec exactitude la souffrance que l'on pouvait ressentir au fond de la mine.
Enrique Morente laisse derrière lui vingt-deux albums - le 22ème, "El Barbero de Picasso" sortira le 23 décembre - , trois documentaires et une génération de cantaores orphelins, parmi lesquels Poveda et Arcangel sont peut-être les plus à même de reprendre le flambeau de celui qui fut le disciple de Pepe el de la Matrona et l'héritier de Don Antonio Chacon, mais aussi un fervent compositeur qui donna vie aux textes des poètes emblématiques de la péninsule ibérique.
La vie avait fait un cadeau au cante flamenco en déposant sur terre le petit Enrique le 25 décembre 1942. Elle le lui a injustement repris cet après-midi du 13 décembre 2010. L'heure sur le cadran du pequeño reloj s'est arrêtée. Descanse en paz Maestro.
Mes plus sincères pensées vont à la famille d'Enrique Morente et à ses proches, ainsi qu'à tous les aficionados qui appréciaient l'artiste.