Maria del Mar Moreno

En une minute, tu dois laisser voir ton âme

Passionnante interview de la bailaora de Jerez Maria del Mar Moreno qui était de passage à Paris fin novembre et début décembre pour son spectacle "De Cal Viva" et un stage de baile por buleria de Lebrija.

Maria del Mar Moreno

Maria cela fait plusieurs années que tu viens donner des stages en France, tu as commencé ici à Paris, puis tu as créé une formation à l'année à Floirac près de Bordeaux, et aujourd'hui cela fait trois ans que tu as créé la formation Jerez Puro Paris... comment est né ce projet de déclinaison de Jerez Puro en dehors des frontières espagnoles ?

Depuis toute petite, comme tu sais, ce qui me plaît le plus au monde c'est danser. Et, je ne sais pas si c'est à cause de la maestra que j'ai eue, Angelita Gomez, mais j'ai toujours été attirée depuis mon enfance par l'enseignement. C'est très difficile d'être professeur et de transmettre. Mais j'aimais beaucoup l'enseignement car je le voyais comme un complément intéressant pour moi aussi par rapport à mon métier de bailaora. Alors, très tôt, depuis la première fois que je suis venue à Paris à l'âge de 16 ans avec la compagnie de Manuel Morao durant deux mois, les gens me disaient toujours "Maria, montre moi ça". J'étais toujours en train de chanter, de chantonner en plus de danser, alors j'ai toujours ressenti l'enseignement comme quelque chose de très naturel en moi. Ce n'est pas j'ai commencé par danser et ensuite j'ai donné des cours, ou j'ai d'abord donné des cours et ensuite j'ai dansé, non, c'était toujours les deux choses à la fois. J'ai grandi au fur et à mesure dans ma façon d'enseigner et de transmettre.

J'ai une école de baile dans la calle Porvera à Jerez depuis 2001, qui se trouve à l'endroit où était celle d'Angelita, et ça me faisait beaucoup de peine car j'aimais ce lieu, je l'adorais, et j'y ai donc créé l'école à mon nom, avec une équipe très compétente. Mais je me suis rendue compte que l'on faisait surtout des stages d'été, pendant le Festival de Jerez... mais qu'on apprenait beaucoup plus avec la régularité. J'ai pris conscience que j'avais beaucoup d'amis et d'élèves à l'étranger à qui il manquait cette connaissance du cante, du compas, une connaissance plus profonde qui ne s'acquière qu'avec la régularité. Les stages sont très bien pour des personnes qui n'ont pas un niveau très haut mais peuvent avoir l'opportunité de faire un stage avec Manuela Carrasco ou d'autres artistes, mais il y a une carence forte au niveau des bases. Donc je me suis dit que je pouvais créer un complément pour les personnes qui ne pouvaient pas venir à Jerez autant qu'elles le voulaient. Alors nous avons commencé avec une école à Bordeaux, à Floirac. Il y a eu un changement car maintenant l'école a ses propres souhaits, et je ne peux pas être à Floirac tous les mois. Nous avons créé la formation Jerez Puro Bordeaux de manière indépendante avec mon entreprise, en collaboration avec une compagnie de Bordeaux, dans le centre de Bordeaux, sur la place de la Victoire. Et à Paris comme je venais souvent donner des stages je voyais qu'il y avait une demande, donc j'ai mis en place Jerez Puro Paris en collaboration avec Flamenco en France. Cela va faire déjà la quatrième année que je viens, tu te rends compte... et Jerez Puro Milan qui existe depuis 2009. Nous avons également un projet de Jerez Puro Mexico tous les quatre mois...

Et je me rends compte que c'est un succès, car les gens sont extraordinaires. Les élèves de Paris me voient au moins tous les mois et demie, ceux de Milan tous les mois, ceux de Bordeaux tous les mois, pour moi c'est un travail de folie, mais ensuite il y a une grande récompense, car les gens deviennent de grands aficionados, pas seulement en étudiant les pas et les chorégraphies, non, ils se convertissent en de véritables aficionados qui font de ces week-ends un moment comme si on était à Jerez. Nous parlons de cante, de compas, tu le vois... je fais cours comme si j'étais à la Porvera. Et je vois vraiment un changement, un changement énorme qui fait aussi que Jerez les attire. Beaucoup de mes élèves de Milan vont au Festival de Jerez ou suivent les stages d'été, et ne prennent pas seulement des cours avec moi, mais aussi avec d'autres maestros, d'autres artistes... Alors nous faisons un chemin d'Ida y Vuelta - aller-retour - , nous allons de Jerez au monde, et ensuite ce monde revient à Jerez. Il y a un va et vient de personnes, d'aficionados et d'élèves.

En ce moment il se passe quelque chose de très intéressant, car les élèves de la formation Jerez Puro Paris, non seulement viennent à Jerez pour les stages d'été ou pour le Festival de Jerez, la Fiesta de la Buleria... mais beaucoup d'élèves de Jerez Puro Paris sont en contact avec ceux de Milan ! Et il y a beaucoup de gens de Milan qui vont à Bordeaux, et d'autres de Paris qui vont à Milan... ! J'ai une élève de Milan par exemple qui va à Bordeaux. Leur point commun est Jerez. Alors l'année prochaine, le samedi 25 juin, les élèves de Jerez Puro dans le monde vont se réunir à la Sala Compañia pour un spectacle. Toutes les formations vont se réunir à la Sala Compañia à Jerez pour le spectacle de Jerez Puro, car j'ai toujours cru à un concept universel du flamenco.

Les élèves sont très fidèles à ce genre de formule car en plus du baile il y a le cante, la guitare, les palmas... et ça ce n'est pas toujours le cas dans les autres stages, souvent des économies sont faites sur ces aspects qui sont pourtant fondamentaux dans l'apprentissage du flamenco...

Je peux te dire, et là je parle pour moi et pour mes compañeros : il faut être généreux. Car un cantaor comme Antonio Malena n'est pas payé comme il devrait l'être, tu me comprends, ou un guitariste comme mon frère ou comme Dimitri... ils sont très généreux. Car des artistes de leur taille, comme ceux de la compagnie qui sont d'immenses artistes, ne prennent pas ce qu'ils devraient réellement, et moi non plus, car c'est impossible. L'important c'est de ne pas regarder cela comme quelque chose de ponctuel mais dans le temps. Voir comment beaucoup de personnes laissent leur travail, font un effort économique et un effort personnel, mettent tout en oeuvre pour que ce soit possible, alors il faut qu'il y ait un remerciement artistique et personnel pour ça. Alors je remercie mes compañeros car sincèrement, sans leur collaboration, on ne pourrait pas avoir le cante d'Antonio Malena ici à Paris. Mais je pense qu'il faut être généreux, car j'ai toujours pensé qu'il y avait quelque chose de plus grand que l'argent, tout en ayant de quoi manger, il y a quelque chose de bien plus grand que ça : partager l'Arte, connaître des personnes qui deviennent ta famille... Pas dans le sens de la fidélité, car tous les élèves ont leur professeur à Paris. Je les encourage toujours à continuer avec leur professeur à Paris ou à Milan. Il y a aussi beaucoup de professeurs qui viennent avec leurs élèves, et je les en remercie. Par exemple Katia Benito, ou Loreto sont des professeurs qui viennent prendre des cours ici avec leurs élèves, ça c'est de l'art, vouloir que leurs élèves apprennent vraiment, en mettant son ego de côté pour profiter.

Tu as décidé de consacrer la session 2015/2016 à l'étude de la buleria, qui est le palo le plus emblématique de Jerez, que représente pour toi la buleria ?

Je reconnais que je suis seguiriyera. Depuis toute petite lorsque j'écoute une seguiriya je me damne... Je suis seguiriyera de caractère. Mais en fait je suis seguiriyera et buleaera comme on dit là-bas. Mais si la seguiriya est difficile, de par son côté mystérieux, je pense que la buleria est l'un des styles les plus complexes, les plus complets qui existent dans le flamenco. Car c'est l'union du compas, du rythme, de la connaissance du cante... En une minute, tu dois laisser voir ton âme, et un côté de ton âme très libre. Et en même temps, avec beaucoup de connaissance, c'est-à-dire que la buleria ne peut pas s'apprendre... Par exemple quelqu'un m'a dit "Je veux apprendre la buleria, de combien de mois j'ai besoin ?". C'est une erreur. Je danse depuis longtemps, et parfois la buleria me coûte beaucoup. Car tu n'es jamais maestro en buleria, parce que tu es toujours en train de chercher.

Et je voulais justement transmettre la buleria car c'est un style qui avec le cante de Malena est plus facile à comprendre. Je ne peux pas expliquer la buleria sans ce bon compas et ce cante de la terre, car si on l'explique comme quelque chose d'abstrait on perd l'essence de la buleria.

Toi-même, comment as-tu appris la buleria, avec Angelita Gomez ?

C'est une bonne question. Quand je suis arrivée chez Angelita, j'avais neuf ans, et je dansais de façon sauvage comme on dit. Car j'avais depuis l'âge de 4/5 ans une passion pour le cante, tu le sais, si je danse c'est parce que j'aime le cante. Depuis toute petite je voulais apprendre à danser pour danser le cante. A l'âge de 4/5 ans déjà, car j'ai un père très aficionado, et ma mère me mettait des coplas. Elle chantait por Lola Flores, Juanita Reina. Ma mère c'est la copla. Mais mon père depuis toute petite me mettait Manuel Torre, El Borrico, El Serna, Antonio Mairena, Tomas Pavon, Curro Malena... J'ai connu l'univers du cante de manière directe. En m'endormant j'écoutais du cante, en me réveillant j'écoutais du cante... Depuis mon enfance mon père m'amenait à toutes les fêtes. J'étais toute petite lorsque j'ai vu Terremoto, El Turronero, El Lebrijano, Camaron... Il m'emmenait partout : dans les festivals, les peñas... j'ai eu cette chance.

Alors j'ai appris à danser... je vais te dire la vérité, j'ai appris à danser avec un disque de La Piriñaca qui s'appelait "Cuatro veces veinte años", et bien sûr avec le disque "Canta Jerez", avec cette fiesta de la buleria où il a El Borrico, Sordera, El Serna, Diamante Negro... Je voyais beaucoup de baile évidemment, et je me damnais pour toutes les gitanes de Jerez, pour La Juana la del Pipa, La Chicharrona, j'en étais folle. Je regardais où elles rémataient... j'avais le compas, je ne sais pas pourquoi mais j'ai eu cette facilité...

Alors quand je suis arrivée chez Angelita j'étais un chat sauvage, mais elle s'est rendue compte que j'avais un compas très développé - à force de m'écouter, je me faisais les palmas et je m'écoutais - , une connaissance du cante naturelle par mon père aficionado... et tout ça m'a facilité l'apprentissage technique. Quand j'ai commencé à l'âge de dix ans Angelita m'a demandé "Tu sais danser por solea ? oui" , "Tu sais danser por seguiriya ? oui" et cela l'a impressionnée. Je ne savais pas techniquement monter une chorégraphie ni une escobilla, mais je savais où remater le cante, remater por solea, comment on rématait por buleria... même si je faisais le pas de buleria à ma façon, mais j'étais à compas, et cela la surprenait beaucoup, car ce chemin je l'avais déjà fait. Et je me souviens la première fois que je suis allée chez Angelita, il y avait Fernando Terremoto hijo qui nous accompagnait à la guitare, tu te rends compte... et Fernando me disait "Allez petite, danse por solea !". J'ai dansé de tout. Et deux mois plus tard je dansais déjà avec Tomasito, Manuel Moreno son frère, et Manuel Soto Sordera qui était artiste invité par Manuel Morao qui dirigeait un groupe d'enfants qui s'appelait "España Jerez". J'ai intégré ce groupe après seulement deux mois avec Angelita. Et à partir de là j'ai commencé à travailler et j'ai appris beaucoup directement de cette façon. Angelita m'a encouragée, mais j'ai eu la chance à l'âge de dix ans de commencer avec Manuel Morao, Parrilla de Jerez, Paco Cepero, Ana Parrilla, toute la famille d'El Pipa... les plus grands. J'ai eu la chance de travailler avec eux dès l'âge de dix ans alors j'ai appris beaucoup auprès d'eux.

Quelle est la difficulté de la buleria ?

La difficulté de la buleria, c'est qu'il faut que quand tu danses on voit qu'elle est fraîche, c'est-à-dire que c'est une création vivante. On ne peut pas voir un baile por buleria qui est déjà tout monté, tout cadré, artificiel. C'est très particulier car elle a un compas très marqué, très importante, mais il faut que ça ait l'air libre, tu dois te fondre dans ce compas. Et la connaissance du cante est fondamentale, car il faut qu'avec ton intuition et ta connaissance tu saches où ce cante va se terminer. Pour arriver à cela il faut passer beaucoup de temps à écouter, à écouter, et être toujours inspirée. Et la buleria est trompeuse, car ce n'est pas parce que tu crois que tu danses bien la buleria que tu vas toujours bien la danser. Il y a des jours où tu vas dire "Quelle buleria j'ai faîte". Quand tu es professionnel tu sais le contrôler, mais la buleria a besoin d'un état d'esprit très spécial. Et à Jerez c'est vrai qu'il y a beaucoup de gens qui dansent bien por buleria.

Que penses-tu qu'il manque aux élèves d'ici ? De l'entraînement ? c'est vrai qu'ici à Paris comme c'est une grande ville, ce n'est pas facile de trouver un endroit pour répéter...

Ce qu'il manque c'est que vous vous réunissiez pour répéter. Si je pouvais je viendrais tous les mois mais je ne peux pas. Il faut vous servir des audios et des vidéos comme si j'étais là. Et partager, écouter, dans un endroit où vous pouvez écouter sans qu'il y ait aucun type de compétition technique, chorégraphique. Non, s'il vous plaît, Amour pour l'Arte. Et ensuite tout le reste.

Je pense qu'il faut aussi, et je te le dis sincèrement, beaucoup de moyens de communication comme celui que tu fais. Et même si je ne suis pas présente tous les jours sur les réseaux sociaux, je pense que nous avons la responsabilité les personnes qui nous consacrons à cela de partager à travers Facebook des spectacles, des photos, des videos, des pensées... Je pense que tu as par exemple entre les mains quelque chose de très intéressant, car le public de Paris a besoin d'être en contact... car il y a beaucoup de gens ici, ce n'est pas que ça ne leur plaît pas, c'est qu'ils ne connaissent pas, par exemple Manuel Torre.

Tu connais bien la langue de Molière, comment l'as-tu apprise ?

Oui, je l'adore. En fait je crois que j'ai deux cerveaux très bizarres. Cepuis toute petite, et ça je le dois à mon père, mon père adore le flamenco. Mais mon père a aussi toujours été obsédé par le fait que j'ai de la culture. Car eux, fils de l'après-guerre comme ma mère, n'ont pas eu accès à la culture. Ils ne lisaient pas, n'écrivaient pas... donc ma famille en fait est analphabète. Ils appris à lire et à écrire avec le temps, avec les années. Mon père pour moi est un exemple à suivre car il a appris à lire tout seul, il a appris à lire et à écrire tout seul. Et ma mère aussi. Il a toujours eu cette obsession bonne et saine. Il me disait "Fais ce qu'il faut pour ne dépendre de personne". Il était obsédé par le fait que j'apprenne à lire et à écrire, l'histoire, la philosophie.

Alors depuis toute petite j'étais très attirée par la langue française. L'italien et le français. Mais le français provoquait quelque chose en moi. A l'âge de 16 ans j'ai lu en espagnol "Madame Bovary" et cela m'a traumatisée. Je me suis dit "Je dois apprendre à parler français pour lire toute la littérature française en français", car logiquement des choses se perdent dans la traduction. Et depuis l'âge de 14/15 ans je m'y intéresse. J'ai lu Molière. J'aime beaucoup Mallarmé, Rimbaud, Baudelaire, la littérature et le théâtre français sont une merveille... et la chanson française : Edith Piaf, George Brassens, Barbara... et bien sûr après tant d'années passées à Paris ça s'est développé. Ce qu'il y a c'est que je parle tout le temps espagnol, car j'arrive et au lieu de ma parler en français les gens me parlent en espagnol, mais bon...

Tu as été évidemment très touchée par les attentats de Paris, car tu viens ici depuis de nombreuses années, tu connais beaucoup de monde à Paris, comment as-tu ressenti les événements en étant loin ?

Cela nous a tous touchés. C'est que Paris est notre seconde maison. Ce vendredi-là j'étais dans l'avion pour Milan, et dès que j'ai atteri toute ma famille... "Tu m'avais dit que tu allais à Milan ou à Paris ?" "Non, je suis à Milan, que se passe-t-il ?". Et là en descendant de l'avion je me suis rendue compte de ce qu'il s'était passé et je ne pouvais pas le croire. Car en plus, et c'est très fort, car depuis 2000/2001, chaque fois que je quis venue à Paris j'ai séjourné entre Bastille et République. C'est là où j'aime toujours venir car j'aime ce quartier. Je connais bien les gens des hotels, etc... Donc j'étais très touchée - raconte Maria avec les larmes aux yeux - car tout s'est déroulé à Voltaire, juste à côté d'un bar où je vais toujours, et je m'inquiétais pour les gens de la rue qui sont pratiquement de ma famille, les gens de la rue du Chemin Vert, de Père Lachaise... donc je connais très bien cette zone. Et une semaine avant nous étions venus à Paris, nous étions à cet endroit une semaine avant. Donc ça m'a beaucoup touché car ça a touché le coeur de ce que je considère comme mon quartier, de ma famille, de mes amis. Je suis une personne... je ne suis pas seulement patriote de là où je suis née, je suis patriote de là où mes pieds m'amènent, tu comprends ? Je me sens très parisienne, jerezana, italienne... je me sens très du monde et ça me touche quand on touche à ma famille qui est celle de l'être humain. Je n'imagine pas le monde sans liberté, alors pour moi, cette atteinte à la liberté ce n'est pas possible. Je ne m'intéresse pas à la politique ni à rien de cela, je m'intéresse à l'humanité et je ne comprends pas du tout qu'au 20ème siècle il puisse encore y avoir autant de différences.

Tu as présenté ton spectacle "De Cal Viva" deux semaines après ces événements, qu'as-tu ressenti en montant sur scène ?

Ce fut très fort. Ma compagnie avait peur, car ils ne connaissent pas la ville comme moi je la connais... le public m'a démontré quelque chose de très fort, deux jours de suite le théâtre plein, des gens avec cette envie de dire "Nous sommes vivants, il faut continuer, ce que nous voulons c'est de l'amour, de la tendresse", et ça m'a profondément émue. Le public de ces deux jours, cette équipe de personnes travaillant à ce que cela soit possible, l'équipe de l'hotel qui nous a reçus très aimablement, toute l'équipe de Flamenco en France, les élèves, collègues, amis... Il y avait quelque chose de très fort dans l'air. En plus ce spectacle je l'avais créé il y a deux ans, mais à ce moment-là, il a pris un autre sens. Ce n'était plus la lutte dans les champs, la lutte de la femme, c'est devenu la lutte pour la liberté, le pouvoir être, et que personne ne t'enlève ta liberté. Donc ce fut très fort.

Il y a eu une logistique très complexe pour amener le spectacle à Paris...

Quand j'ai dit ça à Flamenco en France ils m'ont prise pour une folle. Mon frère Santiago et El Tolo sont venus de Jerez en fourgonnette avec cinq bidons géants. Ca a l'air fou comme ça mais ça s'est très bien passé. Nous sommes montés sur scène et c'est devenu magique, c'est ça le plus fort. Avec tout ce qu'il y avait derrière, la difficulté de venir depuis Jerez en fourgonnette, avec les contrôles de sécurité dans le contexte actuel. On leur a dit "Mais où allez-vous avec ces bidons et ces photos géantes, et un joug, que faites-vous avec un joug ?!!" Les pauvres... je les remercie, mon frère et Tolo, car sans eux ça n'aurait pas été possible. "Que faites-vous avec un jugo, et avec six kilos de sel, où allez-vous avec six kilos de terre ?!!! Qu'est-ce que c'est que ça ?". Et ils montraient notre contrat pour leur faire voir que tout était en règle. Alors tu imagines !

Les guitaristes étaient cachés sur scène... on ne les a vus qu'à la fin lorsqu'ils sont venus saluer...

Oui, c'est ce que nous souhaitions, et eux aussi, pour que cela fasse comme une bande sonore. Tu t'es rendue compte que les cantaores n'étaient pas seulement cantaores, ils étaient aussi acteurs. Les palmeros chantaient et dansaient, interprétaient. C'était une oeuvre où tout le monde chantait, jouait, interprétait, donc ils étaient comme un orchestre. Ils sont le fil musical fort de cette oeuvre, ils ne voulaient pas être les protagonistes mais la bande sonore de tout cela.

De Cal Viva parle de femmes fortes, comment vois-tu la place de la femme dans la société andalouse d'aujourd'hui ?

Il reste beaucoup à faire. Enormément. Ma grand-mère, mes tantes ont une histoire pas possible, mais elles ont lutté. Elle m'ont tra,smis ce "Il faut lutter". Mais il ne s'agit pas d'une lutte contre l'homme, car regarde, l'homme que j'aime le plus c'est mon père, et j'ai eu la chance d'être avec des hommes qui m'ont donné toute la liberté du monde, je n'ai jamais eu de conflits avec les hommes, ce sont même mes meilleurs amis. Je me réfère à la femme qui se construit, qui a étudié, qui travaille, à la femme qui est mère mais aussi artiste, celle qui est femme au foyer mais aussi entrepreneur, la femme qui est amie de son conjoint mais aussi sa compagne. Donc je suis née d'une génération qui a été confrontée à ces difficultés mais qui a lutté, et ma génération a dit "Il faut continuer". Je vois beaucoup de jeunes femmes qui si elles n'ont pas de compagnon pensent qu'elles ne sont rien, si elles ne se marient pas elle pensent qu'elles ne sont rien, si elles ne sont pas dans la norme... il y a comme un retour à la norme. J'ai toujours été inspirée par Lola Flores, Edith Piaf, Frida Khalo, des femmes qui ont eu des amours, des enfants, une vie artistique, et pour qui ce n'était pas incompatible. C'est comme si la femme devait toujours payer le double pour être ce qu'elle est. Par exemple "Tu es femme au foyer, mais si tu veux chanter tu dois payer le double". Pourquoi ? "Ah, tu veux être entrepreneur, tu dois travailler le double." Mais pourquoi ? eh bien non, je suis de ces femmes qui dit non, je peux être mère, je peux être femme, je peux être femme au foyer, je peux avoir un compagnon, mais cela n'empêche pas que je puisse me réaliser professionnellement, artistiquement, et je crois que que tout ça doit cesser. Au XXIème siècle je ne peux pas comprendre l'injustice qu'il y a, non seulement homme-femme, mais aussi entre religions. C'est pour moi insoutenable. Je ne peux pas le comprendre. Il y a 100 ans d'accord, mais maintenant non, avec tous les moyens de communication que nous avons, facebook, twitter, youtube... que cela existe encore, je ne peux pas le comprendre.

Des chiffres circulent justement sur les réseaux sociaux au sujet du taux de violence de genre qui serait le plus élevé en Andalousie... il y a beaucoup de machisme aussi

La violence de genre n'est pas seulement en Andalousie. J'ai aussi vu, malheureusement, beaucoup de violence de genre aux Etats-Unis, en Allemagne, en Autriche, en France. Ce qu'il y a c'est qu'en Andalousie, que ce soit bien ou mal, on parle de tout. Très bien, il faut en parler et le dire, il ne faut surtout pas le cacher, mais je ne pense pas qu'il y en ait plus qu'à d'autres endroits. Je pense que cette violence existe dans beaucoup d'endroits au monde, et est très développée. Il y a des pays comme la Suisse, la Finlande et la Norvège où il y a beaucoup de suicides dus à la violence de genre aussi.

Il y a plusieurs formes de machisme. Le machisme n'est pas seulement dans la violence physique. Cela peut-être pas exemple dans la culture japonaise où on ne salue pas la femme. Il y a beaucoup de machisme rentré qui ne se voit pas mais qui fait aussi beaucoup de mal, pas seulement physiquement. Il y a aussi un machisme psychologique. Et il y a aussi un machisme qui vient de la femme. J'ai rencontré des femmes très machistes. Je vais te dire une chose : souvent le machisme existe car nous venons aussi d'une éducation machiste. La mère est souvent coupable "Mon fils ne fait pas son lit mais ma fille doit le faire", "Mon fils prend le morceau de pain le plus grand et ma fille le petit", "Ma fille si elle va avec beaucoup d'homme c'est une prostituée, et si mon fils va avec beaucoup de femmes, c'est un héros". C'est que c'est un problème d'éducation. Ce n'est pas entièrement de la faute des hommes, c'est un problème de fond, et pour cela l'éducation est fondamentale.

Tu vas aussi revenir en janvier à Paris avec Jerez Puro Esencia qui fut l'un de tes premiers spectacles, et ensuite tu le présenteras le 4 mars à Jerez, que peux-tu dire sur ce spectacle ?

Le 16 janvier nous serons à l'Institut du Monde Arabe avec "Jerez Puro Esencia". Ce spectacle nous l'avons fait il y a dix ans, en 2005 au Festival de Jerez, et de là est né le concept Jerez Puro qui une création d'Antonio Malena. Nous avons gagné le prix du public avec ce spectacle au Festival de Jerez, et cela a été le spectacle qui nous a convertis un peu en les ambassadeurs de ce flamenco jerezano de la terre.

Comme ce sont les 20 ans du Festival de Jerez cette année on nous a invités à être présent au Festival, le 4 mars, le vendredi avant la clôture.

L'an dernier au Festival de Jerez tu as consacré un spectacle, "Sonios Negros" à Manuel Torre... que représente pour toi Manuel Torre ?

Je crois que ce spectacle "Sonios negros" a été l'un des forts de ma carrière artistique. Tout d'abord car je suis amoureuse de Manuel Torre et son cante, et nous avons travaillé avec Gaspar Composano de la Zaranda, une compagnie de théâtre merveilleuse... et entrer dans le personnage de La Gamba, d'une des premières femmes de Manuel Torre qui était bailaora, m'a ouvert un univers très fort. Nous avons investigué sur sa vie, son cante, tout ce qu'il a enregistré, comment il s'habillait, comment il mangeait, comment il vivait... et entrer dans la peau de ce personnage a aussi changé ma conception du baile, cela m'a beaucoup épuré, car le cante de Manuel est tellement sobre, tellement authentique, tellement vrai, que j'ai décidé d'enlever du baile ce qui ne l'était pas. Cela m'a aidé encore plus à me définir, à me purifier encore plus.

Si Antonio arrêtait de chanter, continuerais-tu à danser ?

C'est compliqué ! Malena je l'ai rencontré à l'âge de 14 ans. Je pense qu'à part la vaillance de son cante, ce qui m'unit à Malena, mais pas seulement moi sinon mon frère, notre compagnie - Il est un peu comme notre Manuel Torre, toutes proportions gardées bien sûr - , ce qui nous unit a lui ce n'est pas comment il chante ou comment il exécute le chant, mais surtout sa philosophie par rapport au cante, sa vérité pour faire le chant, le sincère qu'il est, le juste, le véritable.

Le problème ne serait pas qu'il n'y ait pas d'autre cantaor qui chante pour le baile, le problème c'est que je ne peux pas danser avec quelqu'un qui ne fasse pas les choses sincèrement. Pour moi ce qui est important c'est d'avoir le cante, la guitare et le compas de personnes, d'artistes, qui sont sincères dans ce qu'ils font. Je me suis habituée à avoir la vérité à mes côtés. Malena peut avoir ses défauts et moi les miens, il a sa vie et moi la mienne, nous sommes très opposés sur beaucoup de choses : moi je suis très philosophe alors que Malena est plus de la terre, mais il y a un point commun, nous essayons d'être très sincères, très "vrais", et ça c'est une chose importante, j'ai besoin de quelqu'un en qui je peux avoir confiance et qui soit généreux, qui triomphe de son ego, ça c'est très difficile à trouver.

Ton frère Santiago en plus d'être un très bon guitariste écrit. Il a d'ailleurs une très belle plume...

Oui, je ne remets pas en cause ses qualités de guitariste, mais je pense que mon frère sera un bon écrivain, que nous allons avoir un écrivain dans la famille.

Toi aussi tu écris ?

Oui, j'écris quand j'ai besoin de m'exprimer. J'ai déjà écrit des essais sur des études sur le flamenco, mais je ne me suis jamais dit que j'allais écrire.

Quels sont tes projets ?

Nous serons à Paris le 16 janvier à l'Institut du Monde Arabe avec le spectacle "Jerez Puro Esencia", et le 4 mars à Jerez avec la version 20ème anniversaire de Jerez Puro Esencia. Le 14 avril nous serons à Casablanca, toujours avec Jerez Puro Esencia, le 26 avril au Teatro Central de Séville avec notre dernière création qui a clôturé le dernier Festival de Jerez, "Sonios Negros", que nous présenterons de nouveau à Jerez le 31 octobre au Théâtre Villamarta, et beaucoup d'autres choses sont en préparation. Et bien sûr nos formations Jerez Puro Paris, Bordeaux et Milan. L'an prochain nous commencerons Jerez Puro Madrid. Et évidemment il y a notre école Jerez Puro située dans la jolie rue Porvera à Jerez.

En 2016 nous fêterons aussi les 15 ans de notre compagnie, et à cette occasion nous organiserons des stages d'été internationaux très spéciaux. Nous avons également en cours la réalisation d'un documentaire sur "Sonios Negros".



Flamenco Culture, le 06/12/2015


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