Mathias Berchadsky [El Mati]

Quand il n'y a pas de chanteur le guitariste s'ennuie

Rencontre très intéressante avec le guitariste Mathias Berchadsky "El Mati" à l'occasion de la sortie de son premier album "Cantos del posible".

Peux-tu me parler de ton parcours ?

Je viens du Jazz au départ. J'ai grandi à côté de La Baule, j'ai passé mon adolescence plus exactement à La Baule. J'ai pris des cours de guitare particuliers au départ et puis ensuite je suis rentré dans une école de Jazz vers 18 ans à Nancy, qui s'appelle le CMCN. Et après j'ai commencé à faire mon chemin ici à Paris en tant que professionnel du Jazz, et puis en 1998 j'ai découvert le flamenco par le biais d'un pote que j'ai rejoint à Séville peu de temps après et voilà, je suis resté.

Tu as vécu longtemps à Séville non ?

Je n'ai pas vécu très longtemps à Séville. J'ai vécu un an en fixe à Séville, mais j'ai réalisé en y vivant que c'était plus simple pour moi de faire des allers-retours entre Paris et là-bas que rester vivre sur place. Séville ce n'est pas une ville très facile et les sévillans ne sont pas des gens très faciles. Je ne sais pas pourquoi mais ça fait douze ans que j'y vais et la plupart des copains que j'ai en Andalousie ne sont pas sévillans, ils sont de Jerez ou Barcelone, Malaga, Grenade...

Justement tu parles beaucoup de Séville, mais moins de Grenade, pourtant tu y es allé aussi non ?

Grenade c'était un peu différent. D'abord je n'y suis pas resté très longtemps à Grenade, j'y ai passé trois mois environ. J'avais un ami à moi qui travaillait à "Los Tarantos", un tablao du Sacromonte dans lequel j'étais invité permanent en fait, donc j'ai passé quasiment trois mois dans le tablao sans jouer au début, et comme je voulais me rendre utile je faisais des massages aux danseurs à la pause. Ils sont absolument tous gitans à 100% et c'était rigolo parce qu'au bout d'une semaine tout le monde était au courant et les gitans m'ammenaient leurs médicaments en me demandant si c'était bien qu'ils prennent ça alors je leur disais "j'en sais rien, je ne suis pas médecin !". C'était une petite parenthèse Grenade mais j'ai appris énormément en écoutant beaucoup là-bas.

Tu viens du Jazz, qu'est-ce qui t'a attiré dans le Flamenco ?

Je crois qu'il y a un ensemble de choses. D'abord je commençais un peu à être en crise avec le Jazz, après un peu plus de dix ans de travail et d'exploration de cette musique je me lassais un petit peu du language... Et puis il y avait aussi une réalité professionnelle, j'avais quand-même très peu de travail à ce moment là et j'étais obligé de passer beaucoup de temps à la maison pour travailler la guitare donc je cherchais aussi des musiques dans lesquelles je puisse être relativement autonome. Donc la guitare flamenca dans un premier temps pour moi ça a a été un moyen de développement. Ça m'a beaucoup plu tout de suite mais ça m'a encore plus plu après mon retour de Séville. Je crois que mon premier voyage à Séville a été déterminant aussi.

Avec qui t'es-tu formé ?

Alors il y a eu plusieurs personnes. Mon premier prof ça a été Daniel Ambroise qui était un gitan des Saintes-Maries dont j'ai perdu complètement la trace malheureusement. Alors lui il m'a pris sous son aile pendant peut-être six mois quelque chose comme ça. On se donnait rendez-vous aux Buttes Chaumont tous les week-ends et puis voilà on jouait, il me faisait travailler, il m'expliquait des trucs sur le compas, notamment des choses qu'après on ne m'a jamais vraiment expliquées en Espagne, donc j'ai eu beaucoup beaucoup à apprendre de lui.

Ensuite ça a été David Tobena qui était mon compagnon du CMCN. A l'époque lui faisait du Blues et moi j'étais en Jazz dans cette école. Lui sa mère est de Jaen et il était venu s'installer à Séville deux ans avant pour étudier à la Fondation Cristina Heeren, mais c'était la première année de la Fondation Cristina Heeren à ce moment là, et donc j'étais un peu son poisson pilote, j'étais tout le temps avec lui et j'ai appris énormément de celui-là aussi.

Ensuite il y a eu la Fondation, en 2002 il me semble, où là j'ai été avec tous les profs qui sont encore là actuellement. J'ai beaucoup appris d'Eduardo Rebollar surtout, qui est un type qui a un grand enthousiasme pour l'enseignement. Il y a eu Paco Cortés, Miguel Angél Cortés, Niño de Pura, Miguel Ochando, José Luis Postigo pour l'accompagnement du chant, Manolo Franco... il y a eu beaucoup de monde. Pendant les quatre mois que j'ai passés à la Fondation il y a eu beaucoup de profs différents, mais j'ai surtout moi beaucoup travaillé seul en fait, et beaucoup appris au contact des danseurs, au contact des chanteurs...

La Fondation Cristina Heeren, n'est-ce pas un enseignement un peu trop formaté ?

Ça dépend de l'âge qu'on a je crois. Moi quand je suis arrivé là-bas j'avais 26 ans et j'étais déjà trop fait musicalement je pense pour être capable de rentrer à l'école comme il fallait, donc en fait ils m'ont donné une bourse pour faire la deuxième année que j'ai refusée parce que justement je supportais mal d'être autant cadré artistiquement parlant.

Maintenant je crois que la Fondation c'est très bien pour les gens qui ne sont pas encore trop formés parce qu'on apprend énormément de choses là-dedans et que tant qu'on n'a pas une direction artistique tout à fait définie il y a... on est quand-même au contact de plein de chanteurs et ça c'est une opportunité surtout quand on ne vit pas en Espagne de pouvoir être au contact du chant. Et les profs de guitare sont très bien. Je pense que c'est un bon truc à faire au début en tout cas. Mais bon c'est sûr que c'est un flamenco avec une esthétique assez particulière, on est loin de Jerez, on est loin du cante gitano, on est sur quelque chose de plus traditionnel, dans une tradition assez sévillane finalement. Naranjito de Triana, c'était quand-même le chef de file là-bas, et il avait quand-même une esthétique très marquée, donc tous les chanteurs qui enseignent là-bas, que ce soit Calixto Sanchez ou José de La Tomasa sont tous des chanteurs un peu comme ça, ce sont des encyclopédies sur pattes et l'antithèse ce serait Agujetas.

N'as-tu pas eu envie d'aller chercher le flamenco hors des sentiers battus, ou peut-être l'as-tu fait ?

Il y en a à Séville aussi. J'ai accompagné la classe d'Alejandro Granados, j'ai accompagné les cours de sa femme aussi Yolanda Heredia. J'ai accompagné les classes de Torombo qui dans le genre Apache est pas mal, pendant plusieurs mois. Les choses se sont faîtes petit à petit mais finalement le moment où j'ai eu le plus de contact avec les flamencos c'est après, c'est quand je suis parti. Il s'est trouvé que quelques mois plus tard après mon départ de Séville je suis revenu à Séville passer deux semaines avec des copains et je suis tombé sur le père de "La Tremendida", "El tremendo" avec qui j'avais travaillé à Séville, j'avais fait des remplacements à "Las Brujas" qui n'était pas forcément le tablao le plus célèbre de Séville mais dans lequel on travallait, où il y avait des rencontres, et après que je l'aie accompagné en fiesta jusqu'à 5h du matin il m'a proposé d'accompagner sa fille à Paris. Donc finalement c'est à partir de là que les choses se sont vraiment passées, c'est quand je suis rentré en France. C'est à ce moment là aussi que j'ai réalisé que finalement là où on se développe le mieux comme artiste c'est là où on est le mieux à vivre aussi d'une certaine manière.

Quelles difficultés as-tu rencontrées dans la technique de la guitare flamenca ?

Toutes, j'ai rencontré toutes les difficultés. Et puis c'est pas terminé, je crois que c'est une guitare très exigeante, qui demande beaucoup de foi. Techniquement pour être passé par pas mal d'autres musiques différentes et avoir touché un petit peu à tout je considère quand-même que c'est la forme de jeu de guitare la plus évoluée qui existe. Donc évidemment c'est très exigeant, c'est beaucoup d'heures de travail. La guitare ce n'est qu'une partie du problème, ce n'est pas forcément la plus dure parce que la guitare en elle-même ne requiert aucune espèce de de talent ou d'intuition, c'est plus la musique qui est compliquée en définitive. Donc cette musique là est difficile, pour la comprendre ça prend du temps et ça demande beaucoup de travail, et puis c'est jamais terminé.

Continues-tu à jouer d'autres styles musicaux ?

Finalement pas tellement. Il se trouve que la réalité professionnelle fait qu'on m'appelle pour jouer du flamenco. Comme j'ai aussi une formation de musique académique je fais beaucoup de séances de studio pour le cinema donc je suis amené à jouer toutes sortes de choses mais qui se rapprochent du répertoire soit flamenco soit clasico-espagnol. Et là, il y a un peu plus d'un mois de ça j'ai démarré le piano classique donc je joue effectivement d'autres trucs mais pas à la guitare.

Je me suis découvert une passion totalement nouvelle pour le piano d'abord parce qu'il y a des possibilités polyphoniques qu'il n'y a pas avec la guitare et puis c'est un instrument qui ne requiert pas, contrairement à la guitare où pour sortir un son correct de l'instrument il faut des années, avec le piano c'est pas tellement compliqué, on appuie et ça fait la note... Et surtout pour moi c'est un vrai bonheur de jouer du Mozart ou du Bach. J'ai beaucoup déchiffré de Bach à la guitare mais je n'avais jamais joué des choses à plusieurs voix, et là en ce moment je travaille sur la première Invention de Bach et je me régale. Et surtout ça me redonne un petit peu de fraîcheur dans le travail de la musique. Le problème c'est que quand on fait les choses pendant très longtemps les plateaux de progression sont très longs. On va sentir des progrès mais avec des passages d'un an ou deux où on sent qu'on joue comme une patate, et avec le piano c'est de jour en jour parce que c'est le début donc j'apprécie énormément ça et je pense que même d'un point de vue pédagogique ça m'aide à ressentir ce que ressent un débutant et pouvoir éventuellement retransmettre les mécanismes avec une nouvelle approche.

En quoi les autres styles que tu connais enrichissent-ils ta musique ?

Je pense que ça se passe à un niveau relativement insconscient, je n'aime pas tellement le côté palette de couleurs, "tiens je vais mettre un accord de cette couleur". Pour moi s'il y a une fusion qui se passe au niveau des musiques que j'écoute ou des influences que j'ai pu recevoir j'ose espérer que ça se passe à un niveau que je ne maîtrise pas en fait. Disons que s'il y a un métissage qui se fait dans la musique que j'écris il se fait à un autre niveau. Je n'essaye pas de modifier les choses pour faire appel à un style ou à un autre. Je joue ce que j'entends ou ce qui me plaît, en tout cas je m'efforce de le faire mais je ne fais pas intervenir des influences extérieures comme ça volontairement comme des traits techniques.

Certains disent qu'ils cherchent à chanter avec leur instrument, est-ce que c'est ton cas ?

Oui, autant que possible. Je pense que le chant est le lien plus direct entre l'émotion et la musique en fait. La guitare est un moyen, il faut beaucoup d'années pour maîtriser la façon de faire passer des émotions par la guitare, comme avec n'importe quel instrument de musique. Il y a quelque chose de direct dans le chant, je crois aussi qu'il y a une liberté musicale dans le chant qu'on n'a pas tellement à priori avec les instruments, dans le placement rythmique notamment, on peut chanter complètement au dessus de la mesure, c'est quelque chose pas forcément évident à reproduire avec l'instrument, et surtout la guitare qui n'a pas de résonnance très longue. Donc oui j'essaye.

As-tu un style favori dans le flamenco ?

C'est par période. La Buleria bien sûr c'est LE style rigolo à jouer par excellence, mais je crois que j'aime plutôt tout. Il y a un style que j'aime un petit moins que les autres c'est le Tango, c'est un style dans lequel je me sens moins à l'aise. Et puis je ne les connais pas tous les styles en plus, je vois à peu près comment ça se passe mais je n'ai pas tout joué non plus, donc il y a encore des surprises, heureusement.

Qu'est-ce qui te plaît le plus, accompagner le chant, la danse, jouer en solo, composer ?

Composer c'est une activité totalement masochiste mais en même temps j'aime bien. Je crois que le kif c'est quand les trois sont bien, l'accompagnement au chant, à la danse... quand c'est fait avec une bonne équipe de gens c'est fantastique. Après à titre plus personnel j'ai une petite préférence pour l'accompagnement du chant parce qu'il y a d'autres données musicales qui sont en cause, notamment pouvoir tirer dans le temps pour pouvoir être sensible à la respiration du chanteur... ce sont des domaines qui me plaisent beaucoup.

Aimes-tu enseigner ?

Oui ! Alors c'est récent. D'une certaine manière je pense que pendant des années j'ai considéré que donner des cours c'était usant et il me semblait que j'avais beaucoup d'énergie avant tout à mettre dans mon travail personnel, et puis je crois que l'âge aidant un petit peu transmettre aux gens c'est une manière de réapprendre les choses aussi donc oui, j'adore enseigner. Je me suis découvert un vrai goût pour ça et j'ai la chance d'avoir des élèves extrêmement motivés et avec qui c'est un vrai plaisir de travailler. Les voir avancer et transmettre les choses musicalement je pense que ça a une vraie importance.

Que penses-tu des cours de guitare flamenca en ligne que l'on commence à trouver un peu partout ?

Pourquoi pas, ce sera toujours mieux qu'une méthode papier en tout cas ça c'est sûr. Il manque toujours la dimension visuelle. Maintenant je pense que l'enseignement ça doit quand-même se faire face à face avec un prof dans un premier temps parce qu'il y a une relation prof-élève qui pour moi est essentielle à l'apprentissage. Il ne s'agit pas simplement de transmettre des informations mais une attitude aussi, par rapport à la musique, par rapport au travail, pour orienter un petit peu et desfois c'est dur de travailler seul aussi, donc je pense que même si c'est plus cher d'avoir un prof si on choisit consciemment son prof parce qu'on aime sa musique je pense qu'il y a beaucoup de choses à apprendre.

Tu as travaillé avec beaucoup d'artistes, quel est ton meilleur souvenir ?

Mon meilleur souvenir ? il y en a beaucoup des bons souvenirs. "Madre" c'est un excellent souvenir, c'était un spectacle super à monter, super à faire, pour moi c'était un vrai bonheur de pouvoir réconcilier mes deux amours le Jazz et le Flamenco dans un seul spectacle, ça j'étais ravi. Les récitals avec la Tremendita c'est un excellent souvenir. La Farruca à Paris c'est un excellent souvenir. Une tournée avec Benoit Morel qui a duré deux ans c'est un excellent souvenir, chaque date... Il y en a beaucoup. Je ne suis pas si vieux que ça mais il y a eu pas mal de travail d'abattu et il y a eu beaucoup de choses très agréables, j'ai vraiment eu de la chance.

Peux-tu me parler de ta rencontre avec Rafael Riqueni ?

En fait ça a été une pseudo-rencontre puisqu'à l'époque je ne parlais pas un mot d'espagnol. J'étais dans le patio de la Fondation donc la première année en 98, c'était en plein mois de juillet donc il faisait une chaleur à crever, et à l'époque j'avais un reste de classique, j'ai étudié la guitare classique pendant deux ans avant de m'intéresser au flamenco, et j'avais appris par coeur une sonate de Paganini qui était un petit peu compliquée. Donc il y a ce type qui est arrivé - moi je ne savais pas du tout qui c'était à l'époque, je n'en avais pas la moindre idée - qui rentre dans le patio, prend une chaise et s'assied en face de moi. Puis il écoute, pendant 5/10 minutes. Il m'a parlé mais je ne comprenais pas ce qu'il me disait. Il m'a fait signe de jouer de la guitare et j'ai eu droit à une ou deux pièces de Riqueni en direct, seul à seul comme ça dans le patio de la Fondation. Et c'était évidemment très émouvant, car c'est un musicien fantastique, avec beaucoup de sensibilité. Il est très atypique pour ça Riqueni dans le flamenco, parce qu'il aborde la musique d'une manière beaucoup plus impressionniste, beaucoup plus intime d'une certaine manière que la plupart des guitaristes de flamenco qui sont volontiers plus démonstratifs.

Ton premier album sort en septembre. Pourquoi ce titre "Cantos del posible" ?

"Chants du possible" c'est un jeu de mots qui marche en français et par chance aussi en espagnol. C'est une manière de donner un échantillon de possibilités en fait, puisque la composition, la musique, le choix des notes etc... c'est un ensemble de choix qu'on extrait d'un ensemble de possibilités. Et mettre ça sur un disque c'est donner une empreinte de ça. Néanmoins ça a aussi son contresens. Dans le "chant du possible" il y a aussi toutes les choses qu'on n'a pas choisies, qui ne sont pas dans le disque, la musique qui était dans ma tête et que je n'ai pas pu faire sortir pour des raisons x et y. Donc c'est un ensemble de choses qui font qu'on doit décider mais qu'en décidant on se trompe forcément quelque part. Le choix est toujours un petit peu trompeur.

Pourquoi canto et pas cante ?

Parce que je n'aimais pas "cante", et "canto" ça se dit aussi, je trouvais ça plus joli. Ce n'est pas un disque de chant, même s'il y a beaucoup de chant dessus. J'ai choisi "canto" pour des raisons acoustiques.

C'est aussi le titre du Tango de l'album...

Oui. Alors pourquoi ce titre là en particulier, je ne saurais pas dire, je pense que c'est un des titres à l'écriture qui est sorti assez vite. C'est l'avant-dernier morceau que j'ai écrit en fait. Donc je pense que le projet était déjà assez mûri dans ma tête, et comme je disais précédemment le tango ce n'est pas vraiment mon truc, donc c'était un peu une espèce de terrain vierge en écriture, donc voilà c'était pour moi assez représentatif de la démarche globale de l'album.

L'album a été enregistré à Séville, c'était plus facile pour toi de le faire là-bas ?

Techniquement c'était un petit peu moins cher que de le faire en France. L'autre truc pratique c'est que tous les musiciens que je connais, donc essentiellement dans le flamenco et avec qui je voulais travailler sont là-bas. Et puis je comptais un peu sur la stimulation d'être à Séville aussi pour être au soleil, être au contact un petit peu de la vie espagnole. Somme toute l'enregistrement s'est fait dans des conditions assez difficiles techniquement mais je pense que le résultat techniquement est pas trop mal.

Quatre cantaores participent à l'album, comment les as-tu rencontrés et pourquoi as-tu décidé de faire appel à eux ?

Rocio Marquez je l'ai rencontrée au Festival Voix de Femmes organisé par Flamenco en France. D'abord j'avais été très touché par son récital, je trouve qu'émotionnellement c'était vraiment quelque chose de très fort, et puis j'ai été très touché aussi par la personne, qui est quelqu'un de très intelligent, ouvert, assez en rupture avec le monde du flamenco dans l'attitude et dans sa musicalité aussi. Et puis j'étais un petit peu copain avec son compagnon et guitariste Guillen, donc la rencontre s'est faîte par son biais, et je suis tombé sur des gens adorables et vraiment ouverts, avec une vraie volonté de faire évoluer le monde flamenco. On dit souvent que le monde flamenco il est difficile d'accès, c'est beaucoup dans les rapports de force, et ce soir là, le soir du festival, après on avait discuté, on était contents parce qu'il y avait une bonne ambiance dans les loges, on était tous solidaires, même si on ne se connaissait pas tous il y avait quelque chose de "On se serre les coudes". Et on se disait qu'on était tous très contents de ça justement, de ce côté un peu fraternel qui est plutôt rare dans le flamenco, en général c'est chacun dans son coin. Et elle a dit "Oui mais c'est à nous jeune génération de faire changer ça". Car tout le monde s'en plaint. Les jeunes comme les vieux se plaignent de ce côté un peu dur socialement du flamenco et donc elle disait "C'est à nous de faire quelque chose pour que ça change", et j'avais été très touché par ça. Puis on s'est revus à Séville après, on a commencé à travailler, et voilà.

Ensuite Pedro El Granaino je l'avais rencontré au moment de La Farruca. J'avais été complètement soufflé par la qualité de chant du mec, par sa voix incroyable. Et puis pareil c'est aussi un type charmant, très facile d'accès, adorable. Ça m'a fait plaisir qu'il accepte. J'ai eu beaucoup de mal à trouver son numéro de téléphone mais voilà, j'étais très flatté qu'il accepte de venir chanter sur l'album.

Encarna Anillo je ne la connaissais pas, je l'avais vue en récital à Flamenco en France. J'avais écouté un peu son album, et puis Ingrid Fouledeau nous a mis en contact et voilà. J'avais besoin d'une chanteuse qui puisse chanter très haut parce que la Solea por Buleria que j'avais écrite était très haute, donc je cherchais une voix de femme comme ça très aiguë. Et en même temps je voulais quand-même une voix très flamenca, très typique. Et voilà, ça s'est très vite fait avec Encarna qui est quelqu'un de très sympa, très ouvert aussi.

El Niño de Elche alors lui c'est un OVNI dans son genre. C'est un type que j'avais rencontré à la Fondation à l'époque où j'y étais, il avait 16 ans à l'époque. Et le premier contact que j'avais eu avec lui n'était pas très marrant parce que je l'avais accompagné por Malagueña, et à l'époque je savais mal à accompagner la Malagueña, donc on était côte à côte sur une chaise et j'avais raté un accord, et il s'est retourné, il a commencé à chanter dans une autre direction pour pas que j'écoute. Il m'avait un peu saqué quoi ! Alors ce que je ne savais pas c'est que c'est un super guitariste aussi, je l'ai su après[...] Mais Paco c'est un type très atypique aussi, c'est un mec qui adore Miguel Hernandez et Metallica. C'est le seul qui est arrivé sur l'album en disant "Voilà ce que je veux chanter". Avec Rocio on avait préparé des chants. Que ce soit avec Pedro et Encarna c'était des choses plus traditionnelles donc c'est passé plus rapidement. Paco il m'a demandé la maquette une semaine avant et il a débarqué en studio un soir et il a dit "Voilà ce que je veux faire". Au départ j'étais un peu surpris parce que d'habitude tout le monde me demande ce que je veux moi. Et là pour le coup non, lui il disait "Je veux ça". Et donc je lui ai fait confiance et il me semble, à mon goût c'est l'un des chants les plus aboutis du disque dans la personnalité. Mon grand ami Agustin Fernandez Menenda qui a écrit les paroles, qui est poète vagabond fantastique me disait "Tu devrais écouter ce mec là on dirait du chant grégorien", et c'est vrai qu'il a une dimension chant religieux je trouve Paco dans sa manière d'aborder le chant. Moi je suis un grand fan. Mais tous les chanteurs qui sont là-dessus pour moi c'est vraiment... ça a été un énorme kiff d'enregistrer avec eux.

Penses-tu qu'aujourd'hui dans un disque de guitare il faut obligatoirement rajouter du cante, que le disque instrumental ne suffit plus ?

Non c'est pas obligé, mais je reprendrai une phrase de mon cher prof et ami Eduardo Rebollar qui dit "Quand il n'y a pas de chanteur le guitariste s'ennuie". Et c'est vrai. Je pense qu'à un moment ou un autre la texture de la voix complète la guitare et inversement. Moi j'avais besoin de chant d'abord parce que j'adore ça. Je n'ai pas voulu faire un disque de guitare, j'ai voulu faire un disque de musique avant toute chose, d'entendre les choses que j'aimais aussi, les choses qui me paraissaient justes sur le plan musical, et je n'ai pas vu cela comme un disque de guitariste. C'en est un par la force des choses, mais personnellement je n'aime pas tellement les disques de guitaristes, j'aime bien les disques de musique.

Qui participe à l'album hormis les quatre cantaores évoqués précédemment ?

Sur l'album il y a eu David Moran "Gamba de Jerez" qui est un copain de longue date, El Junco que je ne connaissais pas, qui est un danseur de Cadiz, qui est très marrant et très talentueux, Antonio Montiel, un percussionniste de Séville, et le seul français à part moi du team c'est Edouard Coquard avec qui j'ai travaillé sur plein plein de choses différentes. On a bossé ensemble sur Madre, on a bossé ensemble avec Karine Gonzalez, on a fait beaucoup de choses ensemble et à mon avis c'est un des meilleurs percussionnistes qu'on a ici. Et comme c'est quelqu'un avec qui j'aime beaucoup travailler c'était important pour moi de l'avoir.

Chaque thème a un titre évocateur d'expériences vécues on dirait ?

Probablement. "Dunas" c'est le fandango de Huelva. En fait moi la seule expérience que j'ai de Huelva car je ne connais pas Huelva c'est la plage. Pas Matalascañas parce que j'ai horreur des sites touristiques, mais il y a un site qui s'appelle Mazagon qui est à quelques kilomètres plus à droite quand on arrive d'El Rocio. Et donc c'est dans ler parc naturel et il y a beaucoup de dunes, et pour moi c'est l'amitié qui est liée à ça. C'est les après-midi passées avec les potes flamenco ou pas d'ailleurs, une espèce de trêve comme ça dans la vie sévillane. Je suis très sensible à la lumière des lieux et j'ai toujours trouvé qu'il y avait une lumière magique à cet endroit-là.

"Camina o revienta" c'est le titre de la Solea por Buleria, on peut traduire ça par "Marche ou crève". Il se trouve que c'est la dernière compo que j'ai faîte et pour moi c'était vraiment une tannée de l'écrire. "Marche ou crève" pour moi c'est aussi une donnée constante de l'époque dans laquelle on vit, où on n'a pas le temps de faire les choses, où on n'a pas le temps d'être soi-même d'une certaine manière, on doit se ranger aussi beaucoup aux canons sociaux, aux canons d'exécution. C'est très vrai aussi dans le flamenco qui est milieu extrêmement conformiste. Et donc voilà, il y a quelque chose dans la Solea por Buleria pour moi de très stakhanoviste, de très pur, de très difficile à faire. C'est un palo très dur, d'ailleurs il est très peu enregistré finalement en guitare solo. Donc voilà, marche ou crève, c'est un peu ça, il faut faire un huitième, et ça m'a pris un an de l'écrire.

"Gaditaneria" ça c'est le nom de la Buleria. C'est une espèce de jeu de mots sur les gaditanos, les habitants de Cadiz et "tonterias". Parce que la Buleria il y a plusieurs façons de l'aborder. Soit on l'aborde un peu comme un matador, soit on l'aborder comme une vaste blague, une moquerie. Ça m'a été surtout inspiré par Gamba et Junco qui sont tous les deux de Cadiz, respectivement de Jerez et Cadiz, et qui n'ont pas arrêté de déconner durant tout l'enregistrement des palmas, et je me suis dit que finalement ça valait le coup de leur dédier.

"Primavera" c'est la guajira. Pour moi la guajira c'est frais, c'est évocateur du printemps, ça ne va pas plus loin que ça.

"Solo al mundo" la solea, bon "Solo al mundo", seul au monde.

"El abrazo de la osa mayor" ça c'est la Siguiriya. C'est une expression très poétique, l'étreinte de la grande ourse c'est l'étreinte de la nuit, l'étreinte du rêve, comme c'est difficile de se débarrasser d'un rêve parfois, et qu'on ne peut pas s'empêcher de penser à quelque chose de divin, de céleste et de spirituel.

"Memorias" la Rondeña, ça fait référence au souvenir. Il y a différents niveaux dans la mémoire, il y a une mémoire qui est complètement vive au premier plan, qui est souvent angoissante, et puis une mémoire qui est fondatrice, qui permet d'être plus fort pour affronter la suite, donc je pense qu'en l'occurrence c'est un peu ça, c'est quelque chose qui est passé de l'état de mémoire vive souffrante à l'état de souvenir fondateur d'une nouvelle vie.

Quel thème préfères-tu sur l'album s'il y en a un et pourquoi ?

Ça dépend des jours. J'aime beaucoup le Tango, j'aime beaucoup le Fandango aussi. Quand on fait quelque chose c'est un rapport d'amour-haine, il y a des jours où je vais trouver ma musique acceptable, et d'autres où je ne vais pas pouvoir l'écouter, et où d'ailleurs je ne l'écouterai pas ! Ça a été tellement long ce travail, ça a été tellement dur, car moi je suis un musicien angoissé, l'écriture pour moi c'est quelque chose de vraiment difficile, il y a eu de longues périodes de doute, et puis bon l'enregistrement ça a été une décision prise un peu aux forceps parce que voilà il fallait le faire et que sans trop savoir pourquoi c'était important de le finir. D'un certain point de vue cette musique là ne m'appartient plus maintenant, elle appartient à celui qui l'écoute, donc il vaut mieux poser la question aux auditeurs de savoir quel thème ils préfèrent, ça m'intéresse plus de le savoir, personnellement.


Flamenco Culture, le 02/09/2010


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