Rocio Molina

Interview à propos de Felahikum

La Tramontane siffle dans les verrières du 7ème étage du Théâtre de l'Archipel, vue sur la mer à l'Est, le Canigou veille à l'Ouest, au Sud l’Espagne, au Nord la France, enfin, le reste de la France. Honji Wang roule des yeux inquiets, 110km/h... quand même... Sébastien Ramirez, l'enfant du pays sourit : les trois premières représentations de Felahikum ont été bien accueillies, Rocio Molina observe les journalistes venus à ce déjeuner de presse, des barcelonais, des parisiens, peu de locaux. Elle se demande peut-être dans quelle langue elle va être mangée. Heureusement interprètes catalans et castillans sont dans les starting-blocks. Voici ce que la bailaora prodige du flamenco a exprimé face à ce groupe de questionneurs mais aussi ce qu'elle a bien voulu nous confier en entretien privé à l'issu de la séance officielle.

Rocio Molina

© Daniel Guérin
Rocio Molina c'est vous qui avez souhaité travailler avec Sébastien Ramirez et Honji Wang après les avoir vu en spectacle à Séville. La pièce chorégraphique issue de cette rencontre, a été créée ici en résidence à Perpignan pendant trois semaines. Comment s'est passé pour vous cette expérience?

Pour moi avant tout c'était un plaisir d'être ici, cela a été une véritable expérience, une aventure aussi. C'était très facile de travailler avec Sébastien et Honji, d'abord parce que ce sont de belles personnes et ensuite parce qu'ils ont un grand respect pour leur profession et qu'ils ont fait l'effort de comprendre la mienne. C'est vraiment enrichissant, c'est ce sentiment que je vais garder au fond de moi.

Honji Wang et Sébastien Ramirez appartiennent à l'univers de la danse hip hop, qu'est ce que vous a apporté la confrontation et l'échange entre ce monde et le vôtre ?

Personnellement cela m'a aidé à élargir mon langage chorégraphique, ma façon de penser, ma vision de la mise en scène. Tout est intéressant, depuis l'échauffement corporel que m'a montré Honji jusqu'au résultat final. Le plus intéressant c'est de voir que nos deux univers si différents réussissent à se rejoindre, grâce à cette liberté qui caractérise aussi bien le flamenco que le hip hop. Et grâce aussi à la liberté de l'artiste, parce en fin de compte c'est celle-là la plus importante. Travailler avec eux c’est très facile parce qu'ils ont une grande ouverture d'esprit au niveau de l'art, de la danse. De plus ils sont extrêmement attentifs à l'esthétique, à la personne, à tout en fait. En fin de compte le plus intéressant c'est d'avoir vécu cette expérience et d'avoir gagné, outre de très bons camarades, un enrichissement personnel.La connexion entre le flamenco et le hip hop se fait , je pense, par le swing. Eux, rien qu'en marchant, ils ont du swing. Nous les flamencos, même en faisant la cuisine, on a du swing parce qu'en fait nous faisons du bruit tout le temps avec tout ce qui nous tombe sous la main. Et le bruit du flamenco, eux, ils sont capables de le danser, ils sont capables de tout danser, c'est vrai !

Quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées pour arriver à connecter vos deux univers ?

Ce qui est difficile avec le flamenco c'est sa forte codification, ce sont là les principales barrières qu'il impose. Moi je suis très ouverte mais c'est très dur parce que nous ne faisons pas que des rythmes. Le flamenco c'est aussi une saveur, nous faisons du « marcaje » des « llamadas » des « machos » des « paseillos »(éléments constitutifs d'une danse NDLR), tout un tas de choses sur lesquelles, là, tu ne peux plus compter. Le plus difficile c'est bien de conserver cette « saveur »à l'intérieur, parce que sans cela ce ne serait que du bruit.

D'autre part il était essentiel de baisser le niveau d'énergie par rapport au niveau normal requis par le flamenco, où une danse peut durer entre treize et vingt minutes, par exemple pour une solea, et toujours à fond. Il fallait baisser l'intensité parce que cela n'a pas de sens sans guitariste, ni chanteur ni palmero, ça n'est plus que du bruit. Il faut aussi donner l'énergie juste pour que le travail de Honji ne soit pas épuisant. Elle est beaucoup au sol et c'est très dur. C'était une question d'écoute de l'autre.En aparté Rocio est plus souriante, elle s'ouvre davantage à l'expression de ses doutes de ses difficultés, sans pour cela se départir de sa solidarité et de son admiration envers ses nouveaux compagnons de scène.

Tu dis souvent que ta liberté sur scène est essentielle, comment as tu vécu d'être dirigée par un chorégraphe ?

C'est plutôt difficile mais je sais bien à qui je me frotte. Et me frotter à Sébastien et à Honji c’était bien évidemment dans mon intérêt. Et puis moi j'avais envie de me mettre dans cette situation. Sinon en fin de compte je ne fais jamais que ce qui me plaît. C'est quand tu te mets dans une position différente que de nouvelles fenêtres s'ouvrent et qu'apparaissent des possibilités de voir les choses d'une autre façon. Et donc tu t 'enrichis. Bien sûr quelque fois certaines situations peuvent être dérangeantes, on en a parlé ensemble souvent, par exemple : comment j'arrive à expliquer ce qu'est la « saveur » du flamenco alors que je n'ai personne pour me faire le jaleo ! Je me disais « Madre mia ! » … mais c'est intéressant ! J'ai appris beaucoup de cette expérience. Je fais des choses que je n'aurais sûrement jamais faites seule, c'est parce que Sébastien a insisté à certains moments. Mais c'est bien de cela qu'il s'agit : Être libre c'est aussi être capable de se confronter à certaines choses même si elle vous font peur.

Oui mais tu finis par te « lâcher » por tangos, non ?

C'est vrai mais c'est parce que los tangos tournent sur quatre. Eux, rythmiquement , ils utilisent beaucoup les mesures de quatre et dans ce cadre moi je peux toujours entrer et sortir facilement. Por tangos, c'était une évidence.

Tu as dit dans un interview précédent donné à Flamenco Culture que ta danse surgit du costume, que tu ne peux pas créer si tu ne sais pas comment tu seras habillée. Dans Felahikum c'est une styliste Soo Hi Song qui a conçu des costumes, plutôt épurés, dans l'esprit d'imbrication et de complémentarité de la pièce, avec une référence au ying et au yang. Comment t'es tu sentie dans ces vêtements que tu n'as pas choisi ?

C'est vrai qu'en faisant ce travail il a fallu que je renonce à beaucoup de choses. En fait on m'a mis une jupe blanche, droite et fendue que je n'acceptais pas au début. Mais je me suis aperçue qu'elle correspondait à l'esthétique souhaitée par le chorégraphe et j'ai fini par m'en débrouiller.

Au point de la saisir entre les dents quand elle t'encombre…

Oui ! Je mords ma jupe pour rouler et faire les figures au sol c'est plus pratique !

Quand tu parles de ta danse tu insistes sur l'énergie et l'émotion comme moteurs créatifs. Tu nous a déjà expliqué qu'il a fallu contenir cette énergie, aussi, comment as tu fait pour aller trouver ces limites que tu cherches toujours à atteindre dans tes créations ?

La musique enregistrée, ça a été très difficile. Un enregistrement c'est mortel pour moi ! Mais c'est ce que Sébastien et Honji voulaient. A un moment donné il a bien été question de prendre des musiciens sur scène, mais cela ne s'est pas fait. Moi je disais à Sébastien : « Je préfère travailler dans le silence pour être en communication directe avec Honji, sur un enregistrement c'est trop compliqué pour moi, je ne peux pas communiquer avec la bande son. » C'est pour cela qu'il y a des moments sans musique juste avec des voix parlées, ou seulement le silence.

Pour Felahikum le processus de création s'est fait à travers des improvisations. Sébastien Ramirez dit que vous êtes très fortes toutes les deux en impro de par votre connaissance de l'univers contemporain. Maintenant que la pièce a pris sa forme, si ce n'est définitive du moins essentielle, est ce que vous continuez à chercher dans ce sens ? Y a t il sur scène des moments improvisés ?

Oui il y a des moments de liberté, tout en respectant la structure, mais dans les passages où par exemple elle va au sol, moi je sais que je peux me mouvoir librement autour d'elle et inversement, quand je suis dans un taconeo c'est à son tour de donner libre cours à son expression. La pièce évolue à chaque représentation . Nous n'avons pas de cadre de réflexion établi. La connexion entre nous deux est tellement forte que les propositions surgissent de manière naturelle. Ce qui change à chaque fois c'est l'attitude sur scène, la chorégraphie ne bouge pas mais ce sont les intentions qui changent.

J'ai beaucoup aimé le tableau où l'on entend vos voix. J'ai accroché sur des phrases qui à l'évidence font référence à la relation à la mère mais aussi à la construction de la personnalité de l'enfant.

Oui, c'était une volonté de leur part d'introduire quelque chose du domaine de l'intime. A l'issue d'une séance de travail, Honji et moi étions dans une discussion sur notre enfance et la conversation a été enregistrée. Nous avons parlé de nous, de nos mères, elle de sa sœur, et ce sont des extraits de cet échange qui ont servi dans la bande son.

La chorégraphie à ce moment là est très narrative vous êtes dans le rôle de la mère chacune à votre tour. Toi tu es plutôt une mère autoritaire et Honji est plus dans la préoccupation voire le désespoir, je l'ai vue se faire hara kiri !C'est en effet très révélateur de notre personnalité, nous nous dévoilons sur scène. Honji est une personne très attentive, elle très prévenante envers moi, protectrice dans la vie courante : « Rocio, tiens tu avais oublié ceci dans les loges... Rocio, couvre toi, aujourd'hui il fait froid ... »


Oui, c'est vrai... la tramontane à 110 km/h … Rocio s'enroule dans son écharpe et s'éclipse discrètement. Ce soir c'est la dernière à Perpignan puis ce sera Narbonne, Alès, Barcelone, Paris. Qui sait comment Felahikum aura évolué et ce que verront les spectateurs à Chaillot au mois de mars ? Deux magnifiques danseuses en symbiose, au delà de toute codification, c'est sûr...

Propos recueillis, traduits et mis en forme par Dolores Triviño pour Flamenco Culture


Dolores Triviño, le 23/01/2015


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