Le guitariste Antonio Moya était de passage à Montpellier le samedi 11 avril pour présenter la nouvelle création flamenca de Juliette Deschamps, "A Dios Flamenco y Saetas", après "Rouge Carmen" que nous avions pu découvrir il y a quelques années à l'Opéra Comique à Paris. Il nous parle quelques heures avant le spectacle de ce très beau projet musical dont nous reparlerons prochainement.
Juliette c'est plus qu'une amie. Nous nous sommes rencontrés par l'intermédiaire de Patrick Bellito. C'est lui qui me l'a présentée, car elle a travaillé sept/huit ans au Théâtre de Nîmes. On a fait "Rouge Carmen" et avec elle c'est génial car quand elle me parle de quelque chose j'entends de suite la musique. Ca a fait ça avec Rouge Carmen. Je connaissais l'opéra mais je ne connaissais pas du tout l'écrit original de Mérimée. Et au fur et à mesure qu'elle me racontait des choses j'entendais des soleas, des choses comme ça.
Cette fois ça a été un peu plus dur, alors je suis allé voir un copain à moi qui est curé, c'est le curé du barrio gitan de las tres mil viviendas de Séville, il s'appelle Padre Mio Calderon, mais il ne veut pas qu'on l'appelle le padre, c'est un ami, un copain, c'est vraiment quelqu'un d'exceptionnel. Alors je lui ai dit "Ecoute j'ai un problème il faut que tu m'aides, comment ça marche les messes ?". J'ai participé à beaucoup de misas flamencas à Utrera. La hermandad des gitans d'Utrera a été la première à avoir participé à une béatification, celle de Ceferino Maya, le premier gitan à avoir été béatifié. Donc tous les ans on faisait des misas avec des cantes por siguiriya mais moi je ne connaissais pas la liturgie. Et lui m'a expliqué qu'il y avait un ordre etc... et à partir de là j'ai commencé à travailler et à voir ce que je pouvais faire... et il y a des moments tu vas reconnaître des airs assez connus de musique classique, et à d'autres moments ce sont des compos personnelles. On a fait un petit mélange avec l'aide de Juliette qui est celle qui guide. C'est quelqu'un de très délicat au niveau des conseils, elle va te dire "Essaye de faire ça comme ça...", et 99% du temps elle a raison... elle a une finesse exceptionnelle.
D'où est née l'idée du spectacle "A Dios, flamenco y saetas" ?Juliette m'a appelé en me disant "J'aimerais bien faire quelque chose avec toi, et je voudrais faire quelque chose sur la musique sacrée". C'est sur qu'inconsciemment tu as plein de tunes dans ta tête, tu ne sais pas de qui c'est mais tout le monde les connais. Là ce n'était pas trop le cas car c'est assez pointu comme musique, et donc j'ai pensé à faire le rapprochement entre la musique sacrée et la Semana Santa. Mais je ne voulais pas faire une espagnolade, pas du "Olé, Olé" tu vois. Alors ça lui a plu et elle m'a dit "Il faudrait que tu incorpores dans la musique ce que tu vois qui puisse rentrer".
Au début je me suis penché sur de la musique plus baroque, plus moyenageuse, et c'était surtout des tons... il y avait beaucoup de choses en majeur, ça ne plaisait pas trop... J'ai retenu une musique d'un choeur grégorien que personne ne connaît. Ca m'a plu et Juliette m'a envoyé plein de vidéos de référence, et quand j'ai commencé à écouter au début c'était un peu la jungle. Il y a un truc qui m'a fait pleurer, c'est le premier mouvement du Requiem de Mozart. Surtout quand les voix le chantent, quand les voix rentrent. Nous dans le flamenco on est habitués al dos por medio, et là ils partent d'un ton et ça finit par quelque chose qui n'a rien à voir. Ca m'a beaucoup ouvert l'esprit pour ça. Du coup le Requiem a été difficile car il a fallu que je l'enregistre, que je l'apprenne, et surtout c'est joué par un orchestre, alors que moi je suis tout seul à la guitare avec mon copain saxophoniste, alors on l'a adapté. On le fait un peu por buleria et c'est pas mal. On a fait aussi une petite intro de Bach, de Pergolese, de musiques que les gens connaissent, et il y a un truc dont je suis assez content car c'est assez compliqué, c'est l'Ave Maria de Schubert : j'ai essayé de le mettre por buleria et ça roule, mais c'est compliqué.
En fait ce n'est pas un spectacle uniquement sur la Semana Santa, c'est plutôt un spectacle de musique sacrée indépendamment de la Semana Santa.
Qu'a de particulier la Semaine Sainte d'Utrera par rapport à celles d'autres villes ?Elle est moins touristique. La Semana Santa d'Utrera reste souvent pour les utreranos. C'est massifié, il y a énormément de monde etc... mais ça reste une des rares Semanas Santas qui reste pour les gens du village. Séville c'est magnifique mais c'est comme la féria. On peut faire le même parallèle entre la semana santa et la feria. La feria d'Utrera c'est fait pour le village. Séville c'est génial mais c'est pratiquement impossible de circuler, alors qu'à Utrera tu peux encore voir de près la ville et les pasos, tu peux le sentir de plus près car il y a beaucoup moins de monde.
Comment s'est effectué le choix des artistes ?Ma femme est l'une des meilleures chanteuses qui soit à l'heure actuelle, mais en tant que mari je n'aime pas l'imposer, je veux que ça coule de source. Et un jour j'étais à la maison, j'avais beaucoup aimé l'ave Maria de Schubert que tout le monde connaît, et j'ai dit à Mari, "essaye de chanter ça por buleria", et elle l'a fait pratiquement de suite, en mi en plus, dans le ton que je jouais. Alors j'ai appelé Juliette et je lui ai dit "Qu'est-ce que t'en penses ?", sans lui dire que c'était ma femme, donc elle a vraiment sa place dans le spectacle.
Et en contrepartie j'avais besoin d'une voix de quelqu'un de costaud, qui connaisse bien le chant, et Enrique c'est comme un frère, on se connaît depuis plus de vingt ans - j'ai connu Enrique avant ma femme d'ailleurs - et il habite à côté de chez moi dans mon quartier à Utrera, alors je lui en ai parlé et il m'a dit OK. C'est un grand ami. Et c'est rigolo car j'ai dit à Juliette "Il vient de la discipline du chant pour la danse, ce sont des gens qui sont habitués à répéter d'une autre façon. Il répètent beaucoup de fois, à chaque fois qu'un pas ne va pas. Alors il font tout à demi-sauce pour se protéger la voix, et ce ne sont pas des gens habitués à faire des filages, cela les fatigue car ils le font à fond", et les deux ou trois fois où il a poussé la voix... on a fait "Oula, là il y a du poumon". Enrique c'est un énorme chanteur, c'est un chanteur encyclopédique. J'ai beaucoup travaillé avec lui, on a fait des dizaines de peñas ensemble et c'est quelqu'un qui connaît absolument tous les chants. Et la spécialité d'Enrique, évidemment tout le monde sait qu'il chante comme un dieu por jaleos, solea, tout ça... c'est une brute, mais là où il est vraiment vraiment balaise c'est por taranto. Dans les cantes de levante c'est une brute. Lui son idole c'est tio José Salazar, le mari de la Cañeta, qui est d'ailleurs créateur de taranto, il fait à sa façon les taranto d'El Muela, d'El Niño de Barbate, notre ami Claude Worms pourra te l'expliquer mieux que moi. Donc José Salazar a connu El Niño de Barbate et il le fait à sa façon. Niño de Barbate c'est une voix plus raffinée, plus de l'époque de Borborito, et José Salazar lui a donné cette gitaneria, ce charme, et Enrique a chopé ça et c'est fabuleux.
Enrique est d'Extremadure, il est né à Zafra, et c'est marrant car l'an dernier on est allés jouer dans son village et il a tenu absolument à aller voir la maison où il était né car il est parti assez tôt, à l'âge de deux/trois ans. On a fait des photos devant et tout ça. Ensuite il est allé vivre à Huelva, et là il vit à Utrera depuis une vingtaine d'années.
Qu'est-ce que le mode phrygien dorique ?C'est à peu près pareil que le mode phrygien, c'est La, Sol, Fa, Mi, c'est la cadence andalouse. C'est ce que nous on appelle "Por medio" ou "Por arriba", et en flamenco on utilise la majeur/mineur et le phrygien dorique, c'est la escala griega.
Comment as-tu choisi les pièces de musique classique que tu as voulu adapter au flamenco ? Quel travail cela t'a-t-il demandé ?Ca me chantait dans l'oreille. J'ai écouté plein de fois et il y a desfois ou il y a quelque chose qui te touche, et ensuite tu regardes si c'est adaptable.
Je ne sais pas lire la musique, alors ça a été un gros inconvénient. Je voulais le faire dans un ton car je savais que c'était Enrique qui devait le chanter, alors il fallait que j'adapte au ton. Il a fallu que je l'apprenne enregistré tel quel, et ensuite que je l'adapte au ton. Mais il ne faut pas s'attendre à un concert de musique classique, ce sont des choses qui vont te rappeler ces morceaux, mais c'est beaucoup de boulot car comme je t'ai dit c'est de la musique qui a été créée avec un orchestre et il faut que tu réduises ça. En fait il faut que tu arrives à retrouver la basse, l'accompagnement et le lead, la voix maîtresse. Quand c'est du Richard Clayderman c'est facile, mais quand c'est Mozart et Bach ça devient moins facile car le lead change, il passe d'un instrument à l'autre. Donc j'ai changé le ton et j'ai passé la première période à essayer de trouver la basse, l'accompagnement de basse, de le faire à la guitare, d'essayer de décortiquer les accords... et ensuite je suis allé voir un copain qui est Nacho Gil, qui est un saxophoniste et flûtiste, et j'ai eu la chance qu'il connaissait ces morceaux. Il m'a corrigé aussi car desfois tu pars dans un lead mais c'est une autre voix, et les harmonies sont assez compliquées aussi. Le réflexe du guitariste de flamenco d'accompagnement c'est de choper la basse.
Nacho est un musicien qui sait jouer de n'importe quel instrument à vent. C'est un musicien originaire d'Alcala que j'avais connu à l'époque où j'ai enregistré Lagrimas de Cera avec El Lebrijano dont c'est d'ailleurs le disque préféré, il me l'a dit plusieurs fois, c'est un disque fabuleux, je le recommande. Nacho travaille aussi avec Dorantes, et on a enregistré le disque ensemble. Au début je voulais appeler aussi un copain, Angel Carmona, qui joue de la mandola, mais après j'ai réfléchi et je me suis dit qu'il valait mieux quelqu'un comme Nacho qui est plus préparé dans ce genre de musique, classique, sacrée, médiévale, et il s'est adapté parfaitement. C'est un mec super, en plus il a envie de bosser, de faire de la musique...