Les romances sont à l'origine des poèmes à caractère historique ou épique, dérivés des chansons de geste médiévales et qui sont passés dans le répertoire populaire ainsi que pour certains dans celui du flamenco. Tous les espagnols connaissent les personnages de Gerineldo l'amant de l'Infante ou du Conde Sol que son épouse opiniâtre va chercher en terre étrangère, sans oublier le Cid donnant des conseils avisés en stratégie amoureuse à son adolescente de fille ; et Paco Ibañez chante encore la plainte du roi maure à l'annonce de la perte de sa ville d'Alhama. Le romancero espagnol est vaste empreint de résonances juives et arabes et le travail de Juan Kruz Diaz de Garaio Esnaola, spécialiste de la musique baroque, chanteur, danseur et metteur en scène de renom, a consisté à mettre une sélection de ces textes en perspective avec ses « inquiétudes » au sens espagnol, c'est à dire une mise en mouvement constante à la recherche des réponses aux questions existentielles.
Quand la lumière se fait le spectateur perçoit immédiatement que les thématiques annoncées de la mort, la solitude, l'exil, la trahison, vont s'imposer très fort assez loin de la vision éthérée d'un âge d'or médiéval. La chape de plomb de la post-guerre espagnole baigne l'atmosphère : dénuement, violence, mutisme. Sandra Carrasco la chanteuse réalise une véritable performance vocale en chantant a cappella dans des positions invraisemblables, pliée en deux sur une chaise, en transportant de lourdes charges, enfouie sous un linceul, ou carrément en bouche à bouche avec un partenaire. Pas de sonorisation directe, une série de micro d'ambiance entoure la scène, il faut donc tendre l'oreille parfois, surtout lorsque les deux danseurs sont en plein taconeo. Mais le public joue le jeu, dans un silence rare et respectueux, tendu vers le plateau ou se joue d’entrée la scène de la pleureuse, face à un mort enveloppé dans son linceul qui finalement jaillira de sa couche et déclenchera la mécanique de la vie. Le trio évolue à travers un univers rustique ou seaux d'eau, chaises paillées, cordes et poulies rythment les chants et les danses. Le lit devient planche à percussion, train de l'exil, murailles de la forteresse d'où Sandra-Raiponce va s'échapper. Le linceul se transforme en tente de campagne, dais du roi maure, écharpe ou voile de mariée. Les artistes sont polyvalents. Les danseurs, David Coria qui relève haut la main le défi de remplacer Rafael Estévez le créateur du rôle et co-chorégraphe de la compagnie et Valeriano Paños, donnent de la voix aussi bien pour chanter que pour déclamer. La chanteuse se retrouve accessoiriste, danseuse classique dans des portés techniques et aériens ou contemporaine dans des affrontements physiques. Les trois sont au service de leurs personnages avec une force dramatique insoupçonnable jouant le père, l'amant, la femme bafouée ou dominatrice, la folie, le désespoir mais aussi, dans quelques moments décalés d'autodérision, la faconde andalouse. L'humour n'est pas absent de ce spectacle ou chacun accomplit une performance d'acteur remarquable en particulier dans le tableau final ou le mort du début assiste impuissant à l'agonie de son compagnon et finit par noyer sa partenaire dans le plus pur style Carabanchel. Les danseurs utilisent l'énergie du flamenco pour se projeter dans cet univers torturé, explorant les émotions extrêmes, dans une gestuelle contemporaine et émouvante, finalement universelle. Un spectacle intense qui mérite bien le prix de la meilleure mise en scène reçu à la biennale de Séville en 2012, avec des interprètes déjà reconnus et qui montrent là que leur talent peut investir de vastes champs artistiques au delà mais aussi grâce au flamenco. Quelle chance pour le public de Perpignan d’accéder à des créations de cette tenue pour leur première en France ! Souhaitons qu'après le théâtre de Mende (le 27 mars) Romances gagne d'autres lieux de l'hexagone pour que cet extraordinaire travail puisse continuer à vivre sur scène.