Rencontre avec le grand réalisateur Carlos Saura à l'occasion de la sortie en France le 14 décembre de son film "Flamenco, Flamenco".
Flamenco Culture a eu l'honneur de rencontrer le grand réalisateur aragonais Carlos Saura à l'occasion de sa venue à Paris pour la projection de l'avant-première de Flamenco Flamenco, et pour la préparation de son prochain film. Voici la passionnante interview qu'il nous a accordée.
Premièrement je tiens à vous remercier pour toute la diffusion du flamenco que vous avez réalisée à travers vos films, nous sommes nombreux à l'avoir découvert ou mieux connu grâce à vous.Non, au contraire, c'est moi qui remercie le monde du flamenco et ses artistes extraordinaires. J'ai beaucoup appris auprès d'eux. Ma grande satisfaction est d'avoir contribué à ce que le flamenco s'étende un peu à travers le monde. Cela me remplit de satisfaction.
Pourquoi avez-vous décidé de vous consacrer au cinéma ?Ce fut une évolution plutôt normale. J'ai été photographe durant plusieurs années. Ensuite j'ai intégré une école du cinéma et je pensais que je devais être documentariste, j'ai réalisé quelques documentaires, puis j'ai pris conscience que je devais raconter des histoires, passer à la fiction. Donc ce fut un processus plutôt normal. Je suis encore photographe et j'aime beaucoup la photographie, cela me passionne, mais le cinéma c'est autre chose, c'est un autre monde.
L'art c'est une histoire de famille aussi...Oui, ma mère est pianiste, elle est concertiste de piano, mon frère est artiste peintre, j'ai une soeur écrivain...
Qu'aimeriez-vous que les gens gardent de votre oeuvre ?Cela dépend car j'ai réalisé 42 films. Dans le musical j'aimerais que l'on se souvienne que le flamenco est une musique fantastique unique au monde, que le baile est unique au monde ; dans aucune autre danse il n'y a cette espèce de division entre le haut et le bas du corps. Je pense qu'il n'y a pas de danse plus belle que le flamenco. Donc j'aimerais que tout le monde danse un peu de flamenco, au moins les sévillanes ! (rires)
Nul n'est prophète en son pays. Que vous évoque cette expression ?L'Espagne est un pays très étrange, difficile. Parfois les gens s'intéressent à ce que tu fais et d'autres fois non. Le flamenco commence à les intéresser, mais il est vrai qu'on s'intéresse plus à lui en dehors d'Espagne qu'en Espagne. Je l'ai expérimenté en Pologne, en Russie, en Chine, en Corée, en Egypte... partout dans le monde ! En France aussi bien sûr. Il n'y a pas longtemps j'étais à Marseille à un festival de cinéma et aussi à Nice, et ce fut quelque chose de fantastique. Le flamenco est une musique, un langage universel. C'est une chose qui pour moi est très intéressante, ce n'est pas seulement quelque chose venu d'Espagne, réduit à l'Andalousie, fait seulement par les gitans, ce n'est pas vrai, c'est un mystère, un mystère qui peut s'exporter, comme le jazz.
Mais ce mystère, comment l'avez-vous découvert ?Je ne l'ai pas découvert, c'est lui qui m'a découvert lorsque j'étais enfant. Quand j'étais petit durant la guerre d'Espagne et l'après-guerre j'écoutais chanter les soldats et les gens qui travaillaient. Avant on chantait en Espagne, maintenant on ne chante plus, cela m'attriste. Avant les travailleurs chantaient en travaillant, ils chantaient de la copla espagnole et du flamenco, vraiment très bien, et j'ai toijours trouvé cela très joli et très intéressant. J'ai toujours aimé le flamenco. Je ne suis pas un expert, je le dis toujours, je suis un aficionado, un bon aficionado. C'est pour cette raison que je me suis permis de faire des choses là où il n'y a aucun expert, des choses différentes. J'ai essayé d'ouvrir des fenêtres différentes, de chercher d'autres chemins... Car je crois que le flamenco - c'est que faisait Enrique Morente - a besoin un peu de s'ouvrir, ne pas demeurer dans l'orthodoxie, je pense qu'il peut aller beaucoup plus loin, surtout dans le baile. Dans mon film il y a des exemples de cela très intéressants. Par exemple Rocio, c'est une merveille. On peut danser de la façon orthodoxe, ce qui est très bien n'est-ce-pas, et puis d'une autre façon : s'arrêter, démarrer, se retenir. J'aime beaucoup cette rupture avec le classique.
Qu'est-ce qui vous plaît le plus dans le flamenco ?Ce que j'aime le plus c'est le baile. Mais j'aime le baile bien accompagné. Si le cantaor est bon c'est un merveille non ? Au niveau de la guitare ils sont tous très bons. En ce moment en Espagne il y a une quarantaine de merveilleux guitaristes. Il y a une génération de guitaristes extraordinaire. Dans le cante moins. Il y a beaucoup d'imitateurs. Mais dans le baile... Un jour j'ai fait un casting pour l'un de mes films, je ne sais plus lequel, Iberia peut-être. Et il y avait deux-cent filles qui dansaient et elles dansaient toutes bien. C'était difficile de les choisir. Il y en avait une qui sortait du lot c'est vrai, mais je trouve que le niveau des filles est très bon. Chez les hommes il y en a beaucoup moins.
Vous êtes actuellement à Paris pour l'avant-première du film "Flamenco Flamenco", que signifie pour vous la sortie du film en France ?Mon second pays est la France. Je suis venu ici tellement de fois... au Festival de Cannes, à Paris... Mon frère Antonio Saura qui est artiste peintre a son studio ici à Paris... C'est comme mon second pays. J'ai été fait Chevalier de la Légion d'Honneur par la France, on s'est toujours bien comporté avec moi en France et j'en suis très reconnaissant. En fait j'aime beaucoup venir en France.
Que pensez-vous du fait que dans la version française il y ait des sous-titres avec la signification des letras ?Je tends à penser que c'est un peu inutile car il y a des letras qui ne signifient pas tant de choses que ça. Certaines letras sont absurdes, elles sont impossibles à traduire... "De la Magdalena...que doy la madre"(rires). Je ne sais pas, je l'ai vue à Marseille et à Nice sans les sous-titres, ça doit être quelque chose d'ici à Paris. Mais je l'ai vue avec des sous-titres en anglais lors de sa première mondiale au Festival de Toronto.
Quinze ans ont passé entre les deux films, et le flamenco a beaucoup évolué dans cette période, c'est quelque chose que vous avez voulu montrer ?Oui bien sûr. Je voulais un peu répartir les choses. Il y a toujours les grands comme Paco de Lucia, Manolo Sanlucar, ensuite des personnes d'un âge intermédiaire qui ont une grande capacité, puis les jeunes. Il y a un peu de tout. Mais l'idée c'est que le flamenco est en train de s'ouvrir un autre chemin, d'autres directions. Par le jazz, la musique sud-américaine avec ces cantes d'ida y vuelta qui sont si jolis. Par Israel Galvan qui danse d'une façon qu'on ne sait pas très bien quel style c'est car il y a des influences japonaises, du baile contemporain, il y a un peu de tout, un peu de flamenco aussi bien sûr, c'est une sorte de symbiose de beaucoup de choses. C'est très intéressant comme baile mais très poussé à l'extrême aussi.
Comment avez-vous choisi les artistes ? Car il y a toujours quelqu'un pour dire "Mais il manque celui-ci"... Il y a énormément d'artistes dans le film bien sûr, mais il en manque quelques uns...Il en manque c'est sûr. Et il y en a qui manquent et qui devaient être dedans mais pour qui cela n'a pas été possible à cause des dates par exemple. Enrique Morente par exemple, qui était mon ami. Parfois c'est douloureux de faire une sélection mais il n'y a pas d'autre solution, c'est un puits sans fond. Je n'ai pas eu d'autre choix que de faire une sélection. Mais j'ai toujours travaillé avec des conseillers qui en savent plus que moi. Par exemple Isidro Muñoz qui m'a conseillé pour ce film avait aussi participé au premier Flamenco. C'est le frère de Manolo Sanlucar, c'est une personne merveilleuse et il sait plus que tout le monde sur le sujet. J'ai une idée générale de ce que je veux, de la musique que j'aime, et avec Isidoro il y a d'autres choses que je découvre avec Isidoro, au Festival de Jerez, ou dans des festivals à Séville, peu importe l'endroit. Par exemple j'ai découvert Rocio Molina à Jerez durant l'un des festivals. Elle dansait déjà très bien, elle était déjà merveilleuse.
Vous avez une façon de filmer très caractéristique, il y a toujours des rotations, des jeux de reflet dans le sol ou les miroirs...Ma caméra doit collaborer d'une certaine manière à la chorégraphie. Donc c'est un élément de plus, cela peut aider à mieux comprendre les choses, la façon dont on danse, comment faire les choses. Quant aux miroirs cela vient des cours. J'utilise aussi beaucoup des panneaux de plastique semi-transparents que l'on peut illuminer, que l'on peut colorer, sur lesquels on peut projeter des choses, il peut y avoir des reproductions de peintures comme dans Flamenco Flamenco. Ce sont toujours des reproductions de peintures imprimées sur le plastique pour que l'on puisse travailler dessus. J'ai commencé à m'en servir dans "Sevillanas" et ensuite je me suis servi de cette expérience pour aller un peu plus loin dans la scénographie.
Vous avez fait appel à Vittorio Storaro pour la direction de la photographie, comme dans le premier "Flamenco", qu'a-t-il apporté au film ?Il a travaillé sur mes deux derniers films. Sur "Don Giovanni", un film très joli sur l'opéra qui se déroule entre l'Espagne et l'Italie à Rome. C'est reconstruction de comment s'est fait le Don Juan de Mozart. Et sur le dernier "Flamenco, Flamenco". Et maintenant j'espère travailler de nouveau avec lui. Il m'a beaucoup apporté, c'est un homme très intelligent, très capable, un grand ami, un grand collaborateur. Et bien sûr il en sait beaucoup plus que moi sur les lumières et les couleurs. J'ai des connaissances mais il en a beaucoup plus que moi. Mais je suis meilleur photographe que lui ! (rires) Mais la photographie de cinéma est très difficile, car il faut photographier des choses qui bougent. Je suis un bon photographe mais d'images fixes. Lui c'est un monstre, cette capacité qu'il a pour illuminer, pour tout comprendre, pour collaborer, pour ajouter des choses nouvelles... il fait un travail très joli.