Le cante d'Antonio Moreno Carrasco "Antonio Malena" a accompagné durant toute une semaine le stage de Maria del Mar Moreno organisé par l'association Lib'Arte. Beaucoup ne s'en sont pas encore remis. Por Tientos, Bulerias, Siguiriyas, sur les magnifiques et féminines chorégraphies concoctées par Maria del Mar Moreno, Antonio Malena a distillé son arte puro. Puro, le mot n'est pas usurpé. Car c'est bien de pureté dont il s'agit, le cante originel qui touche et transcende jusqu'à vous couper le souffle. Bouleversant. Le cante d'Antonio Malena est un véritable moment de grâce, et l'on ne saurait assez remercier Maria del Mar Moreno de nous avoir apporté ce cadeau à Paris. Car le cantaor lui est entièrement dévoué, et ne chante plus que pour elle. Il nous le raconte dans l'interview ci-dessous.
Je suis du barrio de San Mateo, c'est à mi-chemin entre Santiago et San Miguel, c'est là que je suis né.
Quelle est ta définition du flamenco ?Ma définition du flamenco ? pour moi il n'y a pas de définition, le flamenco est universel, le flamenco est grand. La seule chose c'est qu'avec toutes les évolutions, le définir aujourd'hui serait un peu compliqué. Pour moi c'est compliqué car tout est tellement dénaturé, alors c'est difficile pour moi de le définir.
Peux-tu me raconter ta première rencontre avec Maria del Mar Moreno ?Maria je la connais depuis toute petite, elle devait avoir 15 ou 16 ans quand elle a commencé à danser. Je la connaissais aussi d'avant lorsqu'elle était à l'école d'Angelita Gomez. Mais nous nous sommes vraiment découverts lors d'un gala qu'organisait Manuel Morao dans une bodega, et c'est la première fois que j'ai chanté por siguiriya à Maria. C'était une danseuse de plus, mais sa façon de danser m'a impressionné. A partir de là on a commencé à se voir un peu plus, elle était un peu plus âgée aussi, et elle fréquentait les centres de flamenco de Jerez. Ensuite nous avons commencé à faire des tournées avec Antonio El Pipa, les Viernes Flamencos de Jerez, La Fiesta de la Buleria, et ensuite toutes les tournées que nous avons montées jusqu'à aujourd'hui. Donc c'est quelque chose de très fort, et je chanterai pour Maria jusqu'à ma mort.
Tu as dit que Maria est la maîtresse de ton cante, c'est vrai que tu ne chantes plus pour d'autres danseurs, pour quelle raison ? Parce qu'avec elle tu chantes mieux, parce qu'elle te fait sortir plus de choses ?C'est vrai. Je te le dis aujourd'hui à toi car c'est la première fois que j'ai la chance de pouvoir en parler. La raison pour laquelle je dois mon cante à Maria et pourquoi je ne veux plus chanter pour quelqu'un d'autre c'est pour la même raison que je t'ai donnée avant au sujet du flamenco. Je me suis fermé des portes au niveau du flamenco car je ne le vois pas comme je l'ai vécu, tout a beaucoup changé, et Maria me fait ressentir ce que je veux avec mon cante. Avec son baile je ressens des choses, parfois même je pleure en chantant. Car elle me procure tout le bonheur, toute la paix, et tout l'art du monde. C'est pour cela que je ne veux plus chanter pour quelqu'un d'autre. Je peux me permettre le luxe à mon âge, même si je ne suis pas vieux, de ne chanter pour personne d'autre. Ce que je fais ici pour les stages c'est un très gros cadeau que je peux faire aux élèves, mais parce que c'est Maria qui vient, si c'est quelqu'un d'autre je ne viens pas.
Maria sort tout de moi, car en plus d'être une personne formidable, c'est une grande bailaora avec des sentiments, la connaissance de ce que sont les cantes, elle connaît tous les cantes, et c'est très important au moment de danser.
Vous avez tous les deux un amour particulier pour la siguiriya, pourquoi ce palo est-il si spécial pour vous ?Nous nous trouvons bien avec la Solea, car c'est presque la mère... Mais dans la siguiriya il y a quelque chose de magique, car comme elle aussi chante et connaît le cante, il y a des moments très tragiques, très magiques, alors elle avec son baile et moi avec mon cante c'est de la bombe...
Quel est le meilleur souvenir de ta carrière ?Ma carrière en elle-même est un souvenir, mais il y a eu des moments que j'ai eus avec celui qui est parti il y a peu, Moraito Chico, lorsque j'avais 10 ou 11 ans, et cela m'a marqué. Chanter por siguiriya avec sa guitare, c'est l'un des souvenirs que je garderai toujours en moi. Et ensuite un de mes plus grands souvenirs c'est la première fois que j'ai rencontré Maria, car elle m'a permis d'aller dans beaucoup d'endroits, de mieux chanter, tout.
Quelle est ta relation avec Lebrija ?Lebrija est ma seconde terre. Ma mère est née là-bas, et il y a tous mes oncles, la famille des Malena qui sont à Lebrija, et le cante de Lebrija je le porte en moi, toujours. Je suis entre Lebrija et Jerez, entre Jerez et Lebrija. C'est une des choses dont je suis très fier, j'ai cette particularité de pouvoir chanter aussi bien les cantes de Lebrija que ceux de Jerez.
Mais tu te sens plus de Lebrija ou de Jerez ?Non non, je ne me sens pas plus jerezano ni lebrijano, je me sens humanitaire, de l'humanité, mais bien sûr mon sang est entre Jerez et Lebrija.
Peux-tu me parler de "Calzoncillos de chocolate" ?C'est un film que je co-réalise avec la réalisatrice américaine Eve A. Ma Elle m'a connu à San Francisco où elle m'a entendu chanter et ensuite elle est venue à Jerez pour que l'on fasse "Calzoncillos de chocolate" qui est un film sur mon enfance. Lorsque j'avais 2 ou 3 ans, je chantais déjà sur les marches de ma maison... enfin chanter, disons plutôt que je poussais des cris aigus ! Mais cela a beaucoup plu à cette femme et nous sommes en train de terminer le film petit à petit, car il y a la crise dans le monde entier et nous avons dû arrêter. Toute ma famille vivait dans les gañanias, ils travaillaient dans les fermes, et on a essayé de reconstituer tout ça.
C'est quoi pour toi être gitan ?Etre gitan c'est comme être une personne. Il n'y a pas de raison de distinguer un gitan d'un payo, d'un allemand, d'un français... Nous sommes tous des humains non ? Mais bon, c'est sûr que mes racines sont gitanes, et je ne peux rien y faire, si je les ai, c'est que je suis gitan.
As-tu déjà été confronté au racisme ?Le racisme il y en a toujours eu. J'espère qu'avec le temps les gens se rendront compte que nous n'avançons pas avec le racisme, nous sommes tous des personnes. Une des choses dont je n'aime pas parler c'est de ça, car j'ai l'impression de paraître moi-même raciste si je parle du fait d'être gitan ou non.
Qui sont tes cantaores de référence, les sources de ton cante ?Je suis un peu spécial avec le cante. Ceux dont j'ai appris, têté et bu sont Antonio Mairena, Agujetas, La Moreno, La Pompi... Les cantaores de Jerez aussi bien sûr : Manuel Torre, Mojama, Terremoto, Sordera, Tio Borrico. Il y a une gamme de cantaores en Andalousie dont il faut s'inspirer.
Tu as connu personnellement Tio Borrico non ?Oui, j'avais 14 ans lorsqu'il travaillait à la venta de Mari Bala, et j'allais là-bas avec le guitariste Antonio Jero, et plusieurs fois comme il était malade nous l'avons raccompagné chez lui. Et j'ai travaillé avec lui souvent aussi.
Chantes-tu tous les palos ?Je crois que oui, car je les ai travaillés et je connais presque tout.
Ecris-tu des letras ? car les letras que tu chantes sont plutôt traditionnelles non ?Oui j'écris des letras. Parfois je chante des choses que j'écris et parfois je me base sur ce qui existe déjà.
Tu as dit que tu es cantaor pour le baile et que tu termineras comme ça, que t'apporte l'accompagnement du baile ?Antonio Mairena disait que si l'on ne savait pas bien chanter p'atras on ne pouvait pas bien chanter p'alante. Je suis un cantaor qui a chanté p'alante et je continue à le faire dans des peñas et des récitals, mais le baile est une des choses qui m'attire beaucoup et avec lequel j'ai vécu toute ma vie. J'ai chanté pour toutes les bailaoras et les bailaores d'Espagne, et une partie de ceux de l'étranger, alors je me sens très bien, ça ne me dérangerait pas de finir ma carrière en chantant pour le baile.
Ton fils Antonio joue de la guitare, nous l'avons vu sur scène à tes côtés en 2008 à la Bodega Los Apostoles et lors de l'hommage à Curro Malena récemment à la Caracola de Lebrija, et toi joues-tu un peu ?Non. Je me consacre au cante. Et comme je dis toujours, chaque personne a sa fonction : le guitariste, le cantaor, le palmero, celui qui joue du cajon, celui qui joue de la flûte.
Ca ne t'inquiète pas que ton fils ne suive pas tes traces, ne cherche pas à conserver le cante de ta famille ?Lui non. Par contre ma fille Saira chante, et mon fils Diego compose et chante aussi. Et le dernier Manuel non, il aime d'autres choses.
Que penses-tu de la nouvelle génération de cantaores ?J'aime bien que les choses évoluent mais j'aimerais beaucoup qu'il y ait plus de jeunes qui chantent por derecho, pour que cela ne se perde pas, parce que je crois que ça va se perdre, je pense que ça va se perdre.
Qu'est-ce qui t'intéresse à part le flamenco ?En ce moment j'aime bien lire. Je lis beaucoup de philosophes car j'aime ça. J'aime aussi le football et le cinéma.
Quel est le dernier livre que tu as lu ?Le dernier livre c'est celui de Jorge Bucay, un auteur argentin.
Et si tu n'avais pas été cantaor, à quoi te serais-tu consacré ?Si je n'avais pas été cantaor, j'aurais fait beaucoup de choses, parce que dans la vie il faut faire un peu de tout. Pour arranger le monde, pour le remettre en ordre et le rendre meilleur. Alors j'aimerais faire un peu de tout, sans déranger personne bien sûr.
C'est quoi le plus important dans ta vie ?Le plus important dans ma vie en ce moment ce sont mes enfants, c'est une chose qui s'est développée de façon naturelle, et c'est que j'ai de plus grand, et mon père qui est toujours là. Depuis que ma mère est décédée il ne me reste que lui, alors c'est ça le plus important, mes enfants et le père qui me reste.
Tu as un projet de disque avec Maria, peux-tu m'en parler ?Oui, nous avons des projets de disque pour moi et aussi pour d'autres personnes. J'ai envie d'enregistrer, mais d'un autre côté, comme les maisons de disques ne me soutiennent pas beaucoup... car ils vivent pour l'argent et parfois ne valorisent pas le travail qui se fait. C'est ce qui me retient un peu, qui m'empêche d'enregistrer. Mais bon, on travaille dessus, et nous allons sûrement le concrétiser.