© Paco Sanchez (extrait du livre "Retratos del flamenco")
Carmen Ledesma, maestra généreuse
Ma rencontre avec Carmen Ledesma s'est faite l'an dernier au téléphone, alors que j'aidais Cristina Magdalena à organiser son premier stage dans la capitale.
Le contact a tout de suite été très chaleureux. J'ai ensuite eu la chance de suivre quelques heures de son stage en juin 2008 avant de m'envoler pour Madrid à la présentation de la XV° Biennale de Séville,
puis de la retrouver quelques semaines plus tard à Mont-de-Marsan où elle dansait dans le spectacle "De la mar al fuego". Lors de son retour à Paris en septembre nous avons enfin trouvé le temps
de réaliser son interview. Un moment de partage et de complicité dans un café parisien au cours duquel Carmen nous parle de sa merveilleuse expérience aux côtés de Pedro Bacan.
Carmen, comment s'est faîte ta rencontre avec le flamenco ?
De toujours ! s'exclame Carmen en riant. Je n'imagine pas une journée de ma vie sans le flamenco. Je ne sais pas, car ma vie est le flamenco.
Avant on n'avait pas d'appartement mais des maisons de voisins, on organisait des baptèmes, toutes les fêtes étaient célébrées dans les patios et
tout était lié à la musique et au flamenco. Je ne me souviens pas d'un moment de ma vie sans le flamenco, je ne pourrais pas te dire.
Tu viens d'une famille gitane, penses-tu que c'est un avantage pour faire du flamenco ?
En réalité je viens d'une famille paya mélangée avec des gitans, c'est différent. Mes neveux, que tu connais, tu sais qu'ils sont mariés avec des gitanes,
mon fils aussi est marié avec une gitane... Alors pour nous il n'y a pas de différence entre les payos et les gitans.
Je me sens aussi castillane que gitane, ça m'est égal, je pense que le plus important est d'être une bonne personne, et d'être un être humain.
Pilar Lopez par exemple était paya et dansait mieux que certains gitans. Il y a des gitans qui ne savent pas faire les palmas non plus.
Ils ont ça dans le sang ou dans l'esprit : la danse, le feu, la musique, ça oui ils l'ont dans le sang depuis la naissance.
Mais ils ne sont pas forcément artistes pour autant, il y en a beaucoup qui travaillent sur les marchés, qui vendent des vêtements, et avant ils
étaient forgerons.
As-tu un palo favori ?
Mon palo préféré dans le flamenco, tout le monde le sait, est la solea. C'est le palo auquel je m'identifie le plus.
J'aime aussi danser por taranto et por siguiriya mais por solea... J'ai gagné le prix du Concours National de Cordoue por solea,
j'avais aussi interprété un taranto mais Pilar Lopez m'a dit "Non. Je vais te donner
le prix Juana La Macarrona car tu as ce style de baile". Ndlr : Carmen Ledesma a obtenu ce prix en 1983.
Justement, comment décrirais-tu ton baile ?
J'ai eu des étapes très différentes dans ma vie. Quand j'étais plus jeune, j'interprétais le baile d'une certaine façon.
Maintenant je suis une femme plus mûre, j'ai eu d'autres expériences, j'ai eu mon fils, et ça m'a fait m'apaiser dans mon baile.
Peut-être qu'avant lorsque j'étais plus jeune je dansais beaucoup plus rapidement, tout allait très vite dans ma vie.
Mais lorsque j'ai eu mon fils, j'ai eu des sensations nouvelles, et ça a totalement transformé mon baile.
Chaque chose qui m'est arrivée dans la vie a eu une influence sur mon baile, donc il y a eu plusieurs étapes.
Maintenant je peux dire que j'ai de l'assurance, je me sens plus bailaora, je suis plus confiante sur scène, même si j'ai peur et que
j'ai le trac face au public car j'ai beaucoup de respect pour lui.
Mais c'est une autre sensation du baile. Je peux apporter dans le baile à la fois ma timidité mais aussi ma philosophie de la vie.
Ensuite comme je donne des cours j'apprends beaucoup de choses des jeunes, je vois leur façon de penser et je la transforme dans la danse...
Il y a beaucoup de choses. Je ne sais pas comment décrire mon baile, mais je pense que je suis devenue très bailaora, avec beaucoup de poids.
Qui dans la nouvelle génération de danseurs et danseuses pourrait suivre ton style ?
Beaucoup de gens en fait, car la jeunesse aujourd'hui privilégie beaucoup la technique mais celà apporte aussi au flamenco.
Quel que soit le pays où je vais, que ce soit ici, en Allemagne, ou bien à Séville, les gens aiment le type de baile que j'enseigne,
c'est ce qui plaît mais tout le monde ne l'enseigne pas.
Tu enseignes à la Fondation Cristina Heeren, tu aimes enseigner, non ?
Bien sûr que j'aime beaucoup enseigner ! s'exclame Carmen. Actuellement je ne donne plus de cours à la Fondation, j'enseigne à l'école d'Esperanza Fernandez et Miguel Vargas. J'ai passé dix ans à enseigner à la Fondation et je pense que c'est le moment de bouger un peu plus,
car je dois aller donner des stages à l'étranger, et j'ai d'autres projets. Mais bien sûr qu'enseigner m'apporte beaucoup de joie car je pense que Dieu
m'a donné quelque chose de spécial. J'ai appris aussi, car quand j'ai commencé à donner des cours je me suis beaucoup investie. J'ai aussi beaucoup appris
des élèves et je pense que je suis un peu psychologue, plus que professeur, car je regarde l'âme et le coeur des gens, et je me sens très généreuse
dans le sens où je donne tout aux autres, je me sens très heureuse en le faisant et même si parfois je ne gagne pas beaucoup d'argent je suis satisfaite
car le sommet de ma carrière a été atteint. J'ai le sentiment que Dieu m'a donné quelque chose de spécial et que je peux l'enseigner aux autres. Cela
me valorise beaucoup en tant que personne car je pense que c'est ce qui pouvait m'arriver de mieux, de pouvoir être généreuse et tout donner à la classe.
Tu parles beaucoup avec les musiciens qui accompagnent ton cours, tu as une bonne connaissance de la guitare ?
Grâce à Pedro (ndlr : Pedro Bacan) ! Oui car Pedro est une personne qui m'a enseigné énormément de choses. Quand nous étudiions avec lui, il savait
nous dire le ton des notes et de la musique et nous disait "Regarde comment faire cette falseta, nous allons faire celà" ou je ne sais quoi.
Nous écoutions beaucoup sa musique pour pouvoir introduire un zapateado ou un mouvement des bras, de la tête, faire un corte ou un remate de la guitare
avec le baile. Alors ça m'a ammenée à connaître un peu la musique. Je ne dis pas que je m'y connais, je ne suis pas musicienne, mais je sais ce qu'est une
falseta. Et ça m'aide beaucoup car au moment de faire mon zapateado je travaille beaucoup avec les tons de la guitare, et mon zapateado s'adapte au ton de
la guitare, en aigus, en graves... Tout ça fait que quand je suis avec des jeunes qui débutent la guitare, ça leur donne un souffle de joie que je leur dise
"Non, regardez, ce ton ne va pas bien avec ce morceau de zapateado que j'ai, essayez de chercher autre chose, faites-moi une autre falseta, dites-moi celà". Et quand
ils me jouent la musique je dis "C'est ça". Et le hasard fait que j'apprends mais eux aussi. Je les oblige à chercher leur propre musique et ils en sont très contents.
Au cours de ta longue carrière tu as voyagé dans le monde entier, quel est ton meilleur souvenir ?
J'ai toujours un bon souvenir de chaque endroit où je vais car les gens sont toujours adorables avec moi, peut-être aussi car j'ai une façon d'être qui fait
que les gens m'apprécient. Que ce soit avec les filles de la classe ou celles qui sont avec moi sur scène, je n'ai jamais eu de problème, au contraire.
J'ai été au Japon où ça s'est magnifiquement bien passé, car les filles sont merveilleuses avec moi... En Allemagne, en Suisse, en Italie, ici-même à Paris...
Je ne pourrais pas aller quelque part sans avoir une anectode ou quelque chose d'agréable à raconter.
"Mon palo préféré est la solea"
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Aujourd'hui tu voulais aller voir l'Opéra Garnier où tu as dansé avec Pedro Bacan, que peux-tu me dire à propos de Pedro ?
Pedro pour moi a été quelqu'un de très important dans ma vie, pas seulement ma vie artistique mais aussi ma vie personnelle, car nous étions très amis
et il m'a enseigné beaucoup de choses. En plus de choisir le flamenco qui me plaisait, c'est-à-dire le flamenco puro, Pedro avait ses propres idées,
et j'arrive à la conclusion qu'il avait entièrement raison. Ce qu'il voulait montrer au public était le flamenco qui se vivait dans les maisons, celui que
tu peux voir à Lebrija ou à Utrera, celui que tu peux voir à Jerez... Souvent les gens ne le voient pas sur scène, car le flamenco qui se fait est
différent du nôtre. Pedro a été une personne très importante pour moi : dans ma vie personnelle, artistique, c'était un véritable ami, nous parlions de beaucoup
de choses... Pedro me manque beaucoup. Et bien sûr quand je suis à Paris je suis obligée d'aller voir ces souvenirs avant de partir.
Toi qui est sévillane, comment as-tu intégré le Clan des Pininis ?
A une époque je travaillais beaucoup avec El Lebrijano. El Lebrijano avait un spectacle qu'il faisait avec les arabes. Il y avait une personne qui dansait le
flamenco et c'était moi. J'ai travaillé cinq ou six ans avec Juan(ndlr : Juan Peña "El Lebrijano"). Pedro commençait Los Pininis et avait besoin d'une autre danseuse en plus de
Concha Vargas. On lui avait parlé de moi et il m'avait connue à une autre époque lorsque je travaillais dans les tablaos à Madrid.
Il m'avait vue danser et ce que je faisais lui plaisait. Ensuite nous ne nous sommes plus vus durant des années jusqu'à ce qu'Antonio,
celui de Pepa de Benito lui dise : "Carmen est à une fête avec nous et tu devrais aller la voir car je pense qu'elle irait très bien
pour le clan des Pininis". Voilà comment c'est arrivé, nous étions à une fête ensemble, on lui a parlé de moi et ça l'a beaucoup intéressé.
Ensuite je suis restée longtemps avec eux, j'ai fait des spectacles avec eux durant une dizaine d'années.
"Pedro était quelqu'un de très important dans ma vie"
Penses-tu qu'Antonio Moya est l'héritier de Pedro Bacan ?
Pour moi sans aucun doute. Antonio a été avec Pedro durant les dernières années de sa vie, mais de façon très intense, comme si c'était son frère.
Ils mangeaient, ils dormaient, ils parlaient, ils étudiaient ensemble. Antonio a souvent les mêmes idées que Pedro. Souvent je le vois et je me dis...
En plus il a pris du poids et il ressemble beaucoup à Pedro. Je le reconnais dans sa façon d'être, il est très tête en l'air aussi et je lui dis
"Mais tu es Pedro, tu es Pedro II !" Non seulement au niveau de la musique mais aussi de la personnalité.
Continues-tu à tourner avec le spectacle "El Clan de los Pininis" ?
Nous avons fait quelques représentations avec "El Clan de los Pininis" car c'est Tere Peña, la soeur d'El Lebrijano, qui s'en occupait.
Elle voulait récupérer le spectacle mais en réalité nous avons fait peu de choses, nous avons peu travaillé avec ce spectacle.
En ce moment je travaille sur un spectacle avec Antonio Moya qui s'appelle "A Cinco voces", c'est un spectacle de cinq femmes : il y a La Tana,
La Maria Vizarraga, La Mari Peña, La Fabiola, la mère de La Tana La Herminia, et puis moi. C'est un nouveau projet mais qui nous plaît beaucoup,
qui est très flamenco, c'est très bien. Le spectacle de Los Pininis, on ne l'a pas arrêté, c'est toujours là, c'est quelque chose qui vit en nous,
mais par exemple Pepa (ndlr : Pepa de Benito) est âgée et n'est pas très bien. Moi je dois travailler ici, Concha va donner des cours au Japon, alors
c'est difficile de nous réunir. Depuis que Pedro est parti c'est totalement différent car nous avons dû trouver chacun une nouvelle voie. Mais quand on
arrive à se réunir, c'est de la bombe car nous sommes comme une famille et la scène tremble quand nous nous réunissons.
La petite amie de Pedro était française, penses-tu qu'une histoire d'amour entre
un artiste de flamenco espagnol et une française peut fonctionner ?
C'est que Pedro était très spécial, et Carole aussi (ndlr : Carole Fiertz). C'était une fille très gentille et très jolie, qui avait des idées
très claires sur le flamenco, sur ce qu'elle voulait. Elle avait aussi travaillé dans le cinéma. Quand elle a connu Pedro, elle s'est rapprochée du flamenco,
elle est devenue notre manager, mais elle avait aussi des activités dans le monde du théâtre, du cinéma, c'était une fille très intellectuelle, et Pedro
était un homme... Il n'était pas un gitan qui n'était jamais sorti de son village, c'était un type très ouvert, très intelligent, et connaître Carole pour lui je pense
que c'était un bonheur.
Avant de terminer l'interview, Carmen tient à parler de Cristina, l'organisatrice de son stage à Paris :
"C'est une élève à moi que j'ai connue l'an dernier et je l'ai trouvé très intéressante. C'est une personne qui travaille jour et nuit pour organiser ses projets. Je l'ai connue à Séville et je lui ai dit
Ecoute Cristina, je dois faire quelque chose avec toi. Je ne veux pas que tu sois seulement mon élève mais que tu m'organises un programme pour donner des
cours à Paris. Et elle m'a répondu Ca je ne l'ai jamais fait mais je te promets que je veux faire quelque chose, je vais travailler, et quand tout sera prêt je t'appèlerai
pour que tu viennes donner des cours à Paris. Je lui ai dit Bon, ne t'inquiète pas, s'il n'y a pas assez d'élèves, on annule et puis c'est tout. Mais je voulais
faire quelque chose avec elle, je crois beaucoup en cette femme, je savais qu'elle allait apporter beaucoup au flamenco. Alors nous avons fait notre premier travail
avec elle à Paris, ce fut un succès, et celà a permis d'ouvrir une porte, mais un porte sur une galerie impressionnante : car ça a ammené La Farruca, José Maya...
Ca a attiré une série de personnes qui coûtent très cher, mais ces gens ont cru en elle et lui ont fait confiance. Je ne veux pas que ça lui échappe
car je pense que nous pouvons faire quelque chose de grand à Paris, et en plus les filles d'ici en ont besoin. Elle ont besoin de gens vrais,
qui soient sérieux et travaillent dur, car ce sont des filles magnifiques qui croient beaucoup dans le flamenco, qui peuvent apporter des choses et à qui on ne peut mentir.
Et je pense que Cristina va aussi dans ce sens et les choses se passent très bien. C'est la deuxième fois que je viens à Paris,
et je pense revenir pour que l'on fasse quelque chose tous les ans pour faire une bonne école,
pour créer une fondation de flamenco mais une fondation de haut niveau que les gens apprécient."
Remerciements à Cristina Magdalena et Nathalie James
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